Tcho/Antidote, la face cachée du rap français

mercredi 20 mai 2015, par Olivier Cheravola. .

De toutes ses années passées à balafrer les murs du 91 et ses alentours avec son collectif P19, Tcho aura entre autre gardé le goût de la discrétion et de l’anonymat. C’est à visage couvert qu’avance celui qui oeuvre désormais derrière les clips de Rocé, Vîrus, Casey ou encore Al et Karlito. Pour la sortie du livre Zone de Quarantaine, retraçant ses 15 ans d’activisme visuel, Tcho accepte de tomber la veste et laisse parler l’homme derrière son habituel masque anonyme. Du graffiti à la caméra, focus sur le parcours d’un des plus prolifiques vidéastes de sa génération.

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SURL : Comment t’es passé du graffiti au graphisme puis à la vidéo ? On dirait que t’as compris très vite que le digital allait tout changer.

Tcho / Antidote : Malheureusement ça s’est fait beaucoup plus simplement et de façon beaucoup moins “visionnaire”. Je suis passé du graffiti au graphisme, car je ne voulais pas essayer de vivre du graffiti, principalement par crainte de me taper des décos à la con, et parce que je voulais changer de délire, histoire “d’aérer la pièce” un peu. Me mettre à fond dans une autre discipline. Puis j’ai enchaîné du graphisme à la video pour essayer, sans rien y connaitre, car j’aimais en regarder. Après, le digital a effectivement tout changé, et en gros je me suis lancé à fond dans “l’industrie du disque” un peu avant la grosse crise liée à Internet. Donc au final, j’ai vraiment rien “compris”, si on se base sur un aspect “perspectives professionnelles”. Après je te rejoins sur le fait que, sans Internet et principalement YouTube…la majorité de mes clips ne serait visible nulle part.

SURL : Il y avait un coté sombre très présent et central dans le rap ( “Straight Out The Sewer” de Das EFX, Onyx et Wu Tang avec “The Worst”, GraveDiggaz) qui a un peu disparu. Comme si la fierté de “venir d’en bas” s’était transformé en un mensonge disant “on est au top”. Comment t’expliques que tu es un des seuls en France à cultiver cette esthétique sombre ?

Un des seuls, je n’en sais rien. L’esthétique “New York”, avec les grosses parkas, les capuches, les têtes cramées, j’en étais et en suis encore fan. Peut-être que ça se sent dans le taf que j’ai pu faire… Après, plus généralement, je pense que les codes ont changé, la mode vestimentaire également. Aujourd’hui le code “street”, c’est des meutes de gars plus maigres, tatoués de la tête aux pieds, torses nus, avec des calibres dans le futal. C’est “sombre” également mais dans un autre style.

La dualité  “rap de rue sombre” versus “vie de rêve fantasmée » et le « mensonge »  dont tu parles, a toujours existé. Dès les années 90, t’avais déja, par exemple, des trucs comme Onyx et Das Efx d’un côté et de l’autre Dr Dre & Death Row…et c’était déjà le jour et la nuit. Perso, je me dis que les gars veulent se faire plaisir dans leurs clips. Nas a fait des trucs en mode QB, vestes militaires kaki M65 et en parallèle des trucs plus brillants dans son délire Escobar.

SURL : Tu dis avoir été biberonné à la culture US, pourtant dans ton taf on trouve presque une esthétique austère proche du bloc de l’Est, à l’image de ta série de photos en préparation et de la terminologie en -istan. Tu te situes entre les deux ?

Géographiquement, tout comme toi, je suis en plein milieu oui. La culture US, oui, à fond lors de mon enfance, mon adolescence. Dans les années 80, pour pas mal de gens, il y’avait un attrait pour ce bled, avec par exemple en fond sonore fm, un titre du groupe Téléphone qui tournait en boucle et disait “Un jour, j’irai la-bas”. Tu es petit et pas mal de choses que tu découvres et peux aprécier viennent de la bas : la musique avec Mickael Jackson par exemple, les comics Marvel, les burgers, le bmx, le skate, les Goonies… Mis à part ça, ici…t’avais le foot et…encore le foot…et aussi le baby foot, en MJC. Puis le hip hop est arrivé.

Le coté “bloc de l’Est” dans mon taf, comme tu dis, c’est lié à des choix esthétiques. Au fur et à mesure, j’ai commencé à préferer les images desaturées proche du noir et blanc, avec un coté sombre boosté. Mais j’ai pas forcément d’attrait pour les pays de l’Est. Après, “Antidokistan”, c’est une connerie très récente. La terminaison “…istan”, dans la pensée commune française, j’me dis que c’est ces bleds d’Orient, relativement pauvres, méconnus ou inexistants aux yeux de certains, flippants et menacants pour d’autres… J’ai trouvé que ça collait pour définir mon taf et le coin où je vis, le 91, à 20 bornes de Paris.

SURL : Tu te revendiques comme un mec de banlieue, ça aurait changé la donne de vivre dans Paris Intramuros, ou tu en serais venu a créer les mêmes choses ?

C’est peut être “l’esprit villageois” qui veut ça. Tu revendiques d’où tu viens et où, me concernant, j’ai toujours vécu. Vivant intramuros, j’aurais sûrement fait la même chose ou pas du tout. Aucune idée. A l’époque, en grande couronne, Paris c’était aussi d’où venaient les trucs, l’endroit où il fallait être. Les années passent et au final, t’en as rien à foutre…et tu fais les choses dans ton coin. Désormais je suis très rarement à Paris même, seulement quand je dois y taffer et que c’est indispensable, sinon j’évite, j’ai developpé une espèce de flemme d’y “monter”.

 

 « Après, franchement, il y’a des fois où s’exclure d’entrée, c’est bien. Du moins c’est mieux que de vouloir s’intégrer à un truc qui t’accroche pas, et chercher à être mondain »

 

SURL : Comment tu as eu l’idée de la création de Asocial Club ? C’est toi qui a trouvé le nom ?

Non, je n’ai absolument rien créé du tout. Ca devait être au départ un plateau d’artistes pour des live, puis c’est devenu un groupe avec un album. Le groupe s’est constitué de lui même. Je les connais tous et j’ai travaillé avec eux tous. J’ai surement été un peu le lien entre Vîrus et le reste de la bande. Ils ont accroché entre eux et ont fait le truc. Pour le nom, ils m’ont demandé de leur proposer des trucs, ils ont pioché “Asocial Club” dans la liste.

SURL : Asocial Club, Antidokistan, Buena Vista Sociopathes Club, Zone de Quarantaine… On dirait que dans tes projets il y’ a presque une fierté à s’exclure ?

C’est vrai que mis bout à bout… ça transpire pas la “convivialité”. Après, franchement, oui, il y’a des fois où s’exclure d’entrée, c’est bien. Du moins c’est mieux que de vouloir s’intégrer à un truc qui t’accroche pas, et chercher à être mondain. Par contre, y’a pas de fierté je pense. Plus une volonté, et du coup c’est devenu une habitude.

SURL :  Quand on regarde ton travail, on peut penser à “La Route” roman post- apocalyptique de Cormack McCarthy, qui décrit la noirceur en 600 pages. Tu penses que c’est un thème infini ?

Je n’ai pas lu le livre mais j’ai aimé le film. Je m’étais pris une tarte. Y’a une espèce de tension tout le long et de la poussière partout…tout le temps. Après, comme tout, je pense qu’il faut que ça colle au truc. Mes travaux sont sombres pour des sons qui le sont, souvent. Après, la “noirceur”, c’est pas ce que je developpe, je fais mes tafs et il se trouve qu’il y’a des ambiances pas vraiment festives qui s’entassent…mais c’est spontané et pas “conceptualisé” sur 10 ans.

SURL :  Malgré cette noirceur, il y’a  de l’humour dans ton univers (cf les logos institutionnels détournés, certains clips de Vîrus, La Fine Equipe du 11). C’est une soupape propre à toute ta famille artistique ?

C’est une soupape pour tout le monde, l’humour. Dans mes travaux, ça vient des discussions et des relations qu’on peut avoir. L’humour c’est un lien. Comme pour tout le monde, l’humour, c’est souvent ce qui peut créer ta famille “amicale” déja à la base, tes fréquentations. Quand tu peux l’injecter dans des boulots, c’est cool et ça détend le truc. Ca peut être un côté “bat les couilles”, ou une manière de ne pas se prendre trop au sérieux.

Je crois que le pire, ça serait d’essayer de faire de l’humour et que ça ne soit pas pris comme tel… ou l’inverse… vouloir faire le méchant mais faire marrer au final. La Fine Equipe, ou les visuels de Vîrus, tant que ça faisait marrer les principaux protagonistes, le reste on s’en tapait. Mais c’est clair que ça fait pas rire tout le monde et tant mieux en vrai… Pour un flyer de La Fine Equipe du 11, qui reprenait Michel Blanc dans “Les Bronzés » embrassant une fille, on a même eu une conne du net sur le dos qui nous accusait “d’appel au viol », donc bon…

SURL : Tes principales influences cinématographiques ?

Assez larges… après, c’est pas forcément ce qui peut m’influencer. Je regarde pas mal de trucs, mais le cinema je le vois comme un divertissement…pas un sujet d’études ou une boite à idées. Les dernières claques que je me suis pris c’etait sur une série, “True Detective”. En grand gamin que je suis, j’aime les trucs de Marvel…et faut que j’aille voir Mad Max version 2015 aussi !

SURL : On a l’impression qu’avec Vîrus, vous formez un vrai duo. Tes clips avec lui sont très scénarisés… Comment se passe votre collaboration ? Tu lui suggères les morceaux à clipper ou c’est l’inverse ? Il participe à l’écriture du clip ?

 On s’entend bien, on se parle souvent, et sur d’autres aspects que le taf. Vîrus m’a approché via Bachir, avec qui j’avais bossé. Le contexte, c’était qu’il voulait faire peau neuve au moment de la sortie de son projet “15 Août”. Il bossait desormais avec le beatmaker Banane et il avait trouvé les ambiances qui lui correspondaient le mieux, il pouvait développer un vrai truc. Donc, il y’avait champ libre pour construire quelque chose de neuf. “Viens on fait ça”… “ou plutôt ça non ?”… Des propositions et des échanges, c’est ce qui a donné la trilogie de clips, les visuels, le Buena Vista Social Club… Et évidemment il y’a l’aspect humain, et l’humour pour y revenir…

SURL : Est-ce qu’on peut parler de complémentarité plus forte avec Virûs qu’avec d’autres MCs ?

Ça revient souvent ce que tu soulignes. De mémoire, quand on a sorti “Saupoudré de Vengeance” ou “Faites entrer l’accusé” je crois que c’est Ron Brice qui avait sorti “Le virus et l’antidote… Ils se sont bien trouvés ces deux là”. C’est vrai que y’a un truc qui fonctionne. On se comprend, donc ça avance et c’est stimulant, alors on continue.

SURL : En parlant de duo t’es plus Gaspard Noé et Philippe Nahon ? Dewaere et Blier ? Ou Luc Besson et Samy Nacéri ?

Sans vraiment de critères précis genre “grand cinema”, je dirais aucun des trois…Les duos que je préfère, qui me viennent à l’esprit comme ça, là maintenant, c’est “Riggs & Murtaugh” et “François Perrin et Campana”.

SURL :  Pourquoi tu n’as pas fait  « Anticlubbing », le dernier clip de Asocial Club ? Tu l’aimes bien ?

Ca s’est fait comme ça : ils avaient proposé plusieurs titres à un realisateur, Cedric Ido, il a choisi celui là. Le titre je l’aime moyen. J’ai préféré des titres comme “Je Brulerai”. Même “99%”, le titre que j’ai clippé, j’accrochais pas des masses. Pour le clip en lui-même d’“Anti-clubbing”, j’aime bien. C’est bien fait et il y’a des moments qui m’ont fait marrer comme quand l’acteur attrape la vieille genre “Allez je m’en tape, elle va manger” et la phase de l’esquive avec le videur. Clipper un morceau comme ça, à la base, c’est casse-gueule, car tout est déjà imagé… tu peux arriver à un truc téléphoné très vite. Mais là, je trouve que le pari est gagné.

SURL : Al & Vîrus, Asocial Club, Némir et Ron Brice… On a remarqué que t’avais une capacité à réunir le monde. Est-ce que c’est un truc que tu fais consciemment en faisant des efforts ou  tu aimantes les gens juste par ton charisme naturel ?

Rien de tout ça. J’ai pu proposer des trucs. Et ça n’a rien à voir avec moi. Souvent les interessés ont accepté parce que ça donnait du sens et que ça servait leur musique. Un des premiers trucs dans ce style, c’était Mic Pro, “Classic”, Antidote RMX. J’avais entendu le track original avec l’instru de Sek, et direct, je lui ai dit “File le moi, et je fais un remix avec des potes”. J’ai calé tous les enregistrements, j’ai clippé sur mon temps off avec le matos d’un autre clip. C’est des demandes. Les gars peuvent dire oui ou non. Mais ils répondent à une idée, pas à ma personne. C’était la même idée pour le cypher à la BET que j’ai voulu faire…Pareil pour le remix de “Tout seul” de Al. En tout cas, j’ai jamais fait d’oseille dessus. J’avais juste l’envie que des choses se passent.

 

« Depuis que je ne croise plus aucune attachée de presse ou quelconque personne de maison de disque… j’ai plus aucune raison d’aller voir un psy »

 

SURL : T’as participé à la création du magazine de La Rumeur, tu en gardes quels souvenirs ?

Des bons, des très bons même. La création visuelle de l’album “L’ombre sur la mesure” était quand même très guidée par le groupe. Les décisions étaient souvent la synthèse de plusieurs avis divergents. Les magazines, c’était plus libre. Et il fallait également aller plus vite, vu les délais. Ensuite, il s’est passé ce qu’il s’est passé avec les poursuites judiciaires.Vu le niveau où c’est monté, c’est qu’ils avaient touché un truc avec leurs articles.

SURL : Tu dis dans une interview que tes parents t’auraient plus imaginé comme gérant de pharmacie. Ils vont être fiers que tu sortes un livre alors ?

C’était un exemple surtout… en jouant un peu avec les clichés. Les parents souhaitent le mieux pour leurs momes, c’est à dire, modestement juste la santé, le bonheur et un confort. Et c’est déjà beaucoup. Alors quand tu déboules à table, tu cloisonnes, et t’évites de parler de tes “faits d’armes” en graffiti ou en graphisme de pochettes de rap… c’est naturel limite. Donc le bouquin, ils ne sont pas au courant. Et c’est plutôt l’inverse, je les appelle et les vois pour prendre des nouvelles surtout, ou leur en donner de leurs petites filles… mais Zone de Quarantaine, BVSC, Antidote etc je m’en tape quand je suis dans ce cadre là.

SURL : C’est le premier livre que tu fais, comment tu as abordé sa création ? C’est un solde de tout compte pour passer à autre chose ?

C’est pas vraiment un “livre”. Pendant sa conception, j’ai surtout eu l’impression que je faisais un book, en tachant d’avoir un espece de fil conducteur chronologique et par groupe, identité. Je voulais que ca reste sobre et se démode le moins vite possible, avec une selection de visuels que je peux encore regarder. Mais sinon ouais, surement un solde de tout compte “débiteur”, années fiscales 2000-2015.

SURL : Tu penses faire un film un jour ?

 Non, du moins je n’en sais rien. Pas spécialement d’envie et d’idées sur la question. Le truc, c’est que je me me suis derrière une caméra parce que je voulais faire des clips…pour moi en faire un seul, c’était déjà très bien ! Et le futur d’un “clippeur” ou son évolution logique, c’est pas forcement cinéaste…sinon ça promet en vrai…Les gens vont se faire rembourser leurs cartes UGC tellement y’aura de la merde sur les écrans. C’est des mondes à part. Je sais pas si tu me comprends mais ça serait comme si la poésie était le futur évident ou la finalité d’un rappeur…

SURL : Tu racontais aussi une anecdote où une attachée de presse de EMI s’inquiétait de ta santé mentale après avoir vu tes images pour La Rumeur. T’as toujours pas trouvé de bon psy ?

On va dire que depuis que je ne croise plus aucune attachée de presse ou quelconque personne de maison de disque… j’ai plus aucune raison d’aller voir un psy. Et puis j’ai piscine… tout le temps.

 

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