Il y a un an, nous nous demandions pourquoi Tory Lanez mettait autant de temps à sortir des coulisses pour embrasser le devant de la scène. La question semble également obséder le rappeur. Ghostwriter discret, Canadien excentré par rapport à l’épicentre artistique de la culture hip-hop, il a mis du temps à trouver le chemin. Bon nombre de lyrics de son premier album I Told You, sorti le 19 août dernier, se réfèrent à cette impression d’avoir été sous-estimé trop longtemps. Le morceau « Flex » est une claque de cinq minutes contre ceux qui étalaient devant lui leur réussite pendant que lui galérait. Cerise sur le gâteau, le titre revanchard du disque : I Told You. Un sentiment d’injustice qui ne nuit en rien à la qualité de la musique, cette sensation donnant du grain à moudre à Tory Lanez et nous offrant certains des meilleurs morceaux de l’album (l’ouverture éponyme, le susnommé « Flex »…). Qu’il soit resté dans l’ombre à cause de son deal manqué avec Sean Kingston, ou parce qu’il a refusé de prêter allégeance au roi de Toronto, Tory Lanez n’en est sorti que grandi.
Cette histoire, le rappeur a également choisi de la partager d’une manière bien singulière. C’est la grosse surprise de l’album : l’omniprésence d’interludes qui vient créer une narration inattendue donnant de la profondeur à un disque qui aurait autrement manqué de cohérence. On compte un, parfois deux skits pour chaque morceau, et Tory Lanez en profite pour installer une véritable histoire que l’on imagine librement adaptée de son expérience personnelle. Tout commence lorsqu’il se fait mettre à la porte par sa grand-mère excédée (il a vécu un moment dans la rue), avant que la vie d’artiste à laquelle il aspire ne soit rattrapée par un dérapage violent. Le procédé paraît un peu poussif sur la longueur, mais il faut reconnaître que cela donne un supplément d’âme à l’album, surtout lorsque les morceaux viennent répondre à la narration, comme « 4am Flex » ou « Loners Blvd ». Cette trame est clairement le point marquant du projet, certains lyrics cryptiques comme « I wanna get them draws from ya / Speedin’ from the law for ya » sur « Friends With Benefits » prenant tout leur sens une fois insérés entre deux interludes.
L’album d’un revanchard
Si cet album fait globalement bonne impression, c’est aussi qu’il a des atouts qui sautent aux yeux. La production est impeccable. Elle colle à l’air du temps sans s’enfoncer dans les clichés. Qu’elle s’oriente vers le grand public ou vers des terrains plus connotés, elle laisse rarement de marbre. L’investissement du rappeur dans la conception de ces instrus lui offre d’ailleurs une grande latitude pour poser ses mots. Comme à l’accoutumée, il garde le contrôle sur la totalité des productions de l’album, assisté par son acolyte de longue date Play Picasso. Quelques plus gros noms viennent apporter leur caution pour saupoudrer le tout (DJ Dahi sur « Loners Bvld », Frank Dukes sur « Friends With Benefits », Cashmere Cat a deux reprises…). « Luv », une reprise de « Everyone Falls In Love » de Tanto Metro (1999), est très réussie dans le genre pop tropicale qui fait fureur en ce moment. « Cold Hard Love » s’appuie sur une instru qu’on aurait facilement vu filer entre les mains de The Weeknd. « Loners Bvld » est une petite ballade adossée sur quelques notes de piano mélancoliques, qui englobent joliment l’autobiographie tracée par l’artiste sur ce morceau.
Aujourd’hui, il convient de chanter aussi bien que l’on rappe, et Tory Lanez dévoile une polyvalence qui s’adapte parfaitement à son époque. Seul point noir, cette polyvalence laisse parfois le rappeur le cul entre deux chaises. Il se met à partir dans les aigus pile au moment où on aimerait qu’il balance le feu, et il se perd parfois dans ses raps alors qu’il n’a plus grand-chose à dire. Quelques maladresses qui ne lui valent pas un carton rouge, juste un avertissement de l’arbitre pour lui intimer de reprendre ses esprits. Exemple : pourquoi monter haut, très haut, si haut, sur deux morceaux « Cold Hard Love » et « High » qui en plus se suivent sur l’album ? Difficile d’ailleurs de trancher s’il est meilleur chanteur que rappeur. On se souvient de « The Godfather », de ses freestyles enflammés et on retrouve avec plaisir cet esprit de croquage de micro dans l’ouverture « I Told You/Another One ». Malgré tout, le principal défaut de Lanez vient de son penchant à imiter ce qu’il écoute, et cela se ressent au long du projet. On jurerait entendre Fetty Wap sur « To D.R.E.A.M. », tandis que « 4am Flex » dévoile dans sa dernière ligne droite un pastiche – une caricature, à vrai dire – de Kendrick Lamar. L’influence de Future se glisse à plusieurs reprises dans l’album à travers des marmonnements trop proches de ceux du rappeur d’ATL. Mais après tout, on n’a jamais demandé à chaque rappeur de réinventer le genre. Certains sont faits pour adapter le jeu à leur sauce et y insuffler une énergie jouissive, et Tory Lanez est de ceux-là. Qui a eu l’occasion de le voir sur scène ne pourra pas affirmer le contraire.
Le meilleur pour la fin ?
Les skits ajoutent un supplément d’âme à l’album et témoignent d’une vraie intention artistique, sur un projet dont l’organisation aurait pu paraître bancale. L’idée de faire un album d’une heure et vingt minutes en 2016 était déjà osée, et le séquençage étrange des titres ne vient pas arranger l’affaire. L’album en lui-même n’est après-tout pas si long – 14 titres si on retire les skits – mais le choix de terminer le projet sur les trois plus gros singles de l’album surprend. Même si une fois encore, l’introduction de ce triptyque est habilement amenée par un twist dans la narration de l’album sur le skit de « Loners Blvd ». Il n’empêche, ce territoire généralement propice à l’expérimentation ou à quelques morceaux plus confidentiels se retrouve saturé par ces trois bonbons pop qui s’enchaînent et délaissent toute prétention narrative : « All The Girls », « Say It » et « Luv ». Ces trois singles sont très efficaces, là n’est pas le problème. Mais on en oublie presque la tonalité du reste de l’album et on le clôt finalement sur une fausse impression très pop qui vient pervertir le plaisir.
Du reste, on imagine que l’expérience vécue en écoutant l’album est très différente si l’on zappe les interludes. On se retrouve alors avec une collection de tracks qui donne parfois l’impression de se retrouver face à un vendeur automobile nous présentant toutes les options disponibles sur ce modèle. Avec un talent, il faut le reconnaître, fiable et constant. Dans ce R&B-jeu où les acteurs majeurs sont finalement peu nombreux, Tory Lanez a une vraie épingle à tirer, quelque part entre Jeremih, focalisé sur les affaires du lit, The Weeknd, très attiré par la radio, et PartyNextDoor, qui a du mal à sortir des tracks qui ne fassent pas penser à des démos.
L’album ressemble au final à une agréable visite guidée dans le musée Lanez. L’artiste nous accompagne tout du long pour nous expliquer sa vie, ses choix, et nous montrer ce dont il est capable. Tout n’est pas parfait : on pourrait trouver qu’il y a trop de R&B, pas assez de guests, que le projet est hétérogène au possible, qu’il finit par se noyer dans un concept pourtant bien fichu. Mais I Told You est certainement le fruit de beaucoup de travail et de cœur à l’ouvrage, et c’est ce que l’on retiendra à l’écoute de ce projet. Difficile d’ailleurs de reprocher quoi que ce soit à Tory Lanez, malgré quelques maladresses. Il a tracé son sillon, et réussi à marier tant bien que mal des facettes complémentaires, évitant de céder aux sirènes mainstream tout en jonglant avec ses qualités. Un travail honnête qui mérite d’être reconnu à sa juste valeur. Félicitations, Daystar : avec I Told You, tu as enfin rejoint cette cour des grands à laquelle tu aspirais tant. Mais il te reste toujours à démontrer que tu as les épaules pour y jouer plus d’une saison. On l’espère sincèrement.