Les représentations sur le rap et la jeunesse des quartiers populaires sont tenaces. Qui plus est dans le contexte actuel. Le week-end dernier, il aura suffi d’une vidéo amateur postée sur YouTube pour que la mécanique médiatique s’enclenche défavorablement. Tournée au portable depuis un balcon de la cité Les musiciens aux Mureaux (78), ladite vidéo montre plusieurs petits groupes d’individus réunis dans la rue sans que l’on sache trop pourquoi. Quelques jeunes renversent des poubelles sous un brouillard de lacrymogènes et des bruits de klaxon. La vidéo est titrée : « Le tournage d’un clip de rap dérape aux Mureaux. »
Quelques heures plus tôt en effet, le rappeur du Blanc-Mesnil Sofiane avait fait le déplacement dans les Yvelines pour tourner le clip de son prochain morceau, « Ma cité a craqué », dont la sortie est prévue ce vendredi 13 janvier. Depuis « Pour ceux », le clip référence de la Mafia K’1 Fry en la matière, on sait que la venue d’un artiste rap dans un quartier est souvent un événement en soit. Ce fut encore le cas le samedi 7 janvier aux Mureaux. Vers 15h, environ 500 personnes étaient réunies pour accueillir comme il se doit l’auteur du morceau « 93 Empire ».
Présent sur les lieux pour le making-of de l’artiste, le photographe David Delaplace revient sur l’ambiance qui régnait à son arrivée : « Il y avait beaucoup de jeunes mais aussi des parents et même des mères en poussette. En soit c’était un bon moment, l’ambiance était dingue. J’ai l’habitude des tournages dans les quartiers et j’ai rarement vu un tel accueil. Ça sentait vraiment le jour de fête avec les motos et les quads de sortis. Tout le monde était respectueux, les grands prenaient des photos et les petits jouaient. Je ne suis pas du quartier et évidemment pas reconnu comme Fianso, mais j’ai eu le droit au même accueil. »
« Ça sentait vraiment le jour de fête avec les motos et les quads de sortis »
Un peu dépassé par l’ardeur de la foule par moments, le rappeur réussi à tourner les plans qu’il était venu chercher. En marge du tournage, organisé sans autorisation, une patrouille de police traverse la cité. Mauvaise idée. Sous l’effet de groupe, quelques gamins jettent des pierres sur le véhicule qui rebrousse chemin. Une demi-heure plus tard, les policiers reviennent en nombre siffler la fin de la récréation à grands coups de gaz lacrymogènes. Alors que la foule se disperse, quelques poubelles sont renversées et des projectiles sont lancés en direction des forces de l’ordre sans atteindre leur cible.
C’est cet épisode de dispersion qui est capturé dans la vidéo du balcon. Sans interpellation ni dégâts matériels, excepté la voiture de police et la pelouse esquintée par les quads, les choses auraient pu en rester là. C’était sans compter sur Le Parisien. Le lendemain de ce tournage, le canard fait des captures d’écran de la vidéo pour illustrer son article évoquant une « émeute ». Le mot est lâché. Sur la page Facebook du journal, ce sont les internautes qui se lâchent. Petit florilège de commentaires mesurés postés suite à la mise en ligne de l’article.
Pour contrebalancer ces commentaires haineux (ou trolling d’extrême droite), celui d’une personne présente sur les lieux recueillant un bon millier de likes en donnant version plus juste des faits, critiquant la surenchère médiatique et la désinformation.
L’article du Parisien est ensuite repris par une poignée de médias peu regardant dès qu’il s’agit d’alimenter le marché de la prostitution à clics. À la base, journalisme rime avec terrain et vérification des sources, hein. C’est d’abord BFM qui ouvre le bal avant que 20 Minutes et LCI ne reprennent l’info. On notera la plus-value de « La Chaine Information » qui compile dans un même montage les trois principales vidéos des incidents. Le récit le plus proche de la réalité provient finalement du blog Rap2Tess, qui préfère à l’émeute le terme plus juste de heurts. Soucieux de donner sa version des faits après cette effervescence médiatique, Sofiane utilise d’abord les réseaux sociaux en publiant une vidéo du tournage sur son compte twitter. De manière assez surprenante, c’est Le Figaro qui recueille ensuite son droit de réponse : « Quand il y a les policiers qui débarquent au milieu de 300 jeunes en pleine cité et en train de faire la fête, mieux vaut s’éloigner, précise Fianso dans l’article. Ça va vite, c’est l’effet de foule, en groupe on est moins intelligent. Même moi j’étais bloqué contre des murs, des voitures. Tout le monde s’agrippait à moi. Mais je ne me désolidarise pas, ça reste mon événement. » Le rappeur est de nouveau revenu sur cet événement lors d’une interview pour Rapelite.
Le témoignage du rappeur met clairement à mal le climat anxiogène fabriqué de toute pièces par les médias cités plus haut. Surtout que « l’émeute » en question a donné lieu à un moment d’histoire, à savoir la création de la meilleure insulte de la décennie. À l’opposé des tensions supposées, cette atmosphère tout aussi festive que bordélique a également été ressentie par David Delaplace : « Des jeunes m’ont aidé à monter sur un muret et portaient mes affaires le temps de changer d’objectif. Une confiance s’est tout de suite instaurée. À aucun moment je n’ai fait attention à ce que quelque chose disparaisse alors que le matériel coûte relativement cher. » Le photographe poursuit : « Avec le réflexe de vouloir documenter les choses je suis resté assez tard dans le quartier. J’ai vu certains jeunes renverser des poubelles et d’autres les ramasser. J’ai ensuite vu les policiers lancer des grenades lacrymogènes sans que ça soit nécessaire, alors que les grands incitaient les jeunes à rentrer. »
« Les policiers lançaient des grenades lacrymogènes sans que ça soit nécessaire, alors que les grands incitaient les jeunes à rentrer »
Que retenir au final de ce deux poids deux mesures ? Pas grand-chose en somme. Si ce n’est quelques confirmations. Il existe bien une forme d’autorégulation sur les réseaux sociaux entre les commentaires racistes appelant au meurtre et ceux plus constructifs. Les gamins de banlieue sont considérés par une partie de la population comme des êtres décérébrés. « Toujours à 40 mille, quand les rats sortent des bidonvilles, avec leurs bidons d’huile », résume si bien La rumeur dans « Je suis une bande ethnique à moi tout seul ». Les médias de masse contribuent à alimenter la fracture identitaire et les tensions raciales de ce pays déjà bien morcelé.
Evidemment, on peut aussi arguer qu’il est préférable de prévenir la municipalité quand on organise un événement susceptible d’entraver la libre circulation des uns et des autres. Que, lorsque tu caillasses quelqu’un, flic ou pas, il y a de grandes chances qu’on te réponde. Et qu’évidemment si il y a des pratiques douteuses du côté des médias sensationnalistes, on peut aussi interroger les codes d’un genre qui poussent à sortir armes à feux et cagoules pendant le tournage d’un clip.
Toutes proportions gardées, et dans un tout autre style, ce samedi chahuté aux Mureaux rappelle « La nuit de la Nation » du 22 juin 1963. À l’époque, une marée de jeunes répond à l’appel d’Europe 1 et de l’émission Salut Les Copains pour un concert gratuit à Nation. Alors que les organisateurs attendent 30 000 participants, c’est 150 000 jeunes qui déboulent pour twister au son de Johnny et Sylvie Vartan. La grande fête se transforme en dégradations et bastons contre la police. Le lendemain, la presse titre sur ce dérapage festif qui marque l’avènement du mouvement Yéyé. À l’époque, on ne parle pas encore de racailles mais plus modestement de « voyous » et le concours de punchline a moins de saveur sans Internet. Cela n’empêche pas Philippe Bouvard, dans son billet pour le Figaro du 24 juin 1963, de scorer niveau point Godwin : « Quelle différence entre le twist de Vincennes et les discours d’Hitler au Reichstag ? » Autres temps, autre moeurs. Mais plus de 50 ans plus tard, il est navrant de constater que l’Etat français, les médias et la jeunesse des quartiers n’ont toujours pas trouvé un moyen de s’entendre.
Update : Le clip de Sofiane est finalement sorti, vous pouvez le visionner ici.