Apprécier Big Sean, c’est compliqué. Normal, le rappeur de Detroit cumule les paradoxes. Il a signé chez G.O.O.D. Music alors que Kanye West semblait très peu impliqué sur son travail, il rappait comme un mec qui a vendu des millions de disques avant même d’avoir obtenu un disque d’or, et ses deux premiers albums super tiédasses ont malgré tout rencontré les faveurs du public. Mais avec le temps vient l’expérience et l’assurance de faire de meilleurs choix, ce qu’il a démontré avec Dark Sky Paradise. Il tente de maintenir la barre comme il peut sur son nouvel opus, I Decided.
À sa sortie en 2015, Dark Sky Paradise est facilement devenu le meilleur album de Big Sean. Ne serait-ce que parce qu’il a enfin su révéler le potentiel qui sommeillait en lui, comme un ado n’arrivant pas à lever les paupières avant midi, et ceci grâce à un très judicieux choix de productions. Avant ça, lui et la critique c’était critique (…), bien que les magazines US l’aient longtemps mis dans le même sac que la promo Kendrick Lamar, Wale, J. Cole et compagnie, alors qu’il manquait clairement d’épaules pour représenter fièrement sa ville de Detroit. Mais il est parvenu à mettre tout le monde d’accord – ou presque – avec ce troisième album. Même si ses jeux de mots parfois risibles et ses punchlines de poids mouche déteignaient encore de temps à autre sur son pedigree. Preuve qu’il ne suffit pas d’avoir les rues de Detroit affluant dans ses veines et dans ses verbes pour triompher. Malgré tout, Royce Da 5’9″ et d’autres vinrent à la rescousse pour défendre le rappeur de G.O.O.D. Music. Raison de plus pour écouter I Decided avec moins de préjugés.
Le concept de l’album, parce qu’il y en a un, se devine dans l’introduction par un monologue du vieux Sean dans le turfu (incarné par l’acteur J.R. Starr que l’on aperçoit à droite sur la pochette du disque), qui se revoit tel qu’il est aujourd’hui. On entendra cet alter-ego à plusieurs reprises au fil de l’écoute. On se dit alors que, ça y est, il nous fait le coup de « l’album de la maturité », ce rite de passage vers le rap adulte. Il est à ce stade de l’album encore trop tôt pour le confirmer. Ce court passage embraie sur « Light », où notre esprit est immédiatement illuminé (c’est le cas de le dire) par ces quelques notes rejouées de « Intimate Friends » d’Eddie Kendricks qui résonnent clairement. Juste une mélodie, même pas besoin de beat. Et Big Sean, l’actuel, démarre son couplet par « I spent my whole life tryna improvise / I’m not sayin’ that shit for you to sympathize ». Et pourtant c’est bien l’effet que ça fait d’être introspectif : le rendre tout de suite sympa, comme un vieux pote qui raconte comment il a pris sa vie en main.
La vie est parfois une question de choix et cela justifie le titre I Decided. En parlant de choix, celui des prods est, comme pour son prédécesseur, une nouvelle fois primordial. Big Sean a attaqué la promo de ce quatrième album avec deux bangers redoutables, « Moves » et ses basses ronronnantes sur lesquelles le flow de Sean déboule comme s’il dévalait une pente, et « Bounce Back » avec cette brume de fond en continu caractéristique des prods de Metro Boomin’. Voilà des prétextes imparables pour faire bouger les parties charnues de tout individu. Liste (non-exhaustive) des producteurs : DJ Mustard, DJ Khalil, DJ Dahi, Metro Boomin’ donc, la 808 Mafia, Key Wane, Travis $cott, Allen Ritter,… Il n’y a que Kanye West qui brille par son absence (en featuring comme à la prod), se contenant du rôle très effacé de producteur exécutif, comme ce maître de stage qui co-signe le rapport en n’ayant lu que l’intro et la conclusion. Trop occupé, on l’a vu, ou indisposé. Mais Big Sean a-t-il vraiment besoin de Kanye ? Pas des masses en réalité. En guise de preuve, il continue d’exceller dans les morceaux cross-over R’n’B, ce qui inclut « Inspire Me« , le très réussi « Jump Out The Window » et le trop court « Same Time, Pt. 1« en compagnie de l’ensorceleuse Jhene Aiko (avec qui il forme le duo néo-romantique Twenty88). Vivement la deuxième partie.
Il n’est pas évident de mesurer l’évolution de la technique de Big Sean et le caractère substantiel de ses rimes. Pourtant, il y a un sacré mètre-étalon sur « No Favors » : Eminem. Le quarantenaire peroxydé a beau figurer parmi les meilleurs MCs de la Voie Lactée, on a l’impression qu’il a abaissé exprès son niveau pour éviter de faire passer Sean pour un gamin de CP, alors que le but de cette chanson qui parle de réussir par ses propres moyens est de lui filer une accolade pour lui faire gagner du crédit. Pour être franc, Eminem conserve son flow passablement ennuyeux de Marshall Mathers LP 2. Le seul moment où l’on sursaute étant quand il scande un facile « Donald Trump is a bitch« . Tant mieux dans le fond, Big Sean passe pour meilleur qu’il ne l’est grâce à la magie de théorie de la relativité. Les Migos, qui ont le vent en poupe avec la sortie de C U L T U R E, n’apportent pas non plus de réelle valeur ajoutée sur « Sacrifices », qui sonne comme un morceau de Big Sean accolé à un de leurs tracks. Mais ça fait toujours un nom sur le sticker collé sur l’emballage plastique, et c’est vendeur.
Se gratter derrière la tête est un geste de circonspection, et en se grattant derrière la tête machinalement malgré les passages de titres plus perso et touchants comme « Halfway Off The Balcony » et « Sunday Morning Jetpack », on marque un doute sur le fait que I Decided soit « l’album de la maturité ». Sean a beau prendre son métier plus au sérieux – plus à cœur – il continue de vivre son rêve éveillé de rappeur superstar et il le fait savoir. A quelques exceptions près (le susnommé « Sunday Morning Jetpack » en tête), ses thèmes de prédilection n’ont pas changé depuis Finally Famous : à savoir la famille, les filles, l’argent, les filles, le travail, les meufs, bref, les sujets bateau de tout rappeur devenu millionnaire trop tôt. Il devient très irritant sur « Stick To The Plan« (comme sur le traumatisant « 10 2 10« , vous vous rappelez ?), que l’on adorera ou que l’on détestera, sans nuance possible. Sur « Owe Me », on croirait entendre Drake.
Heureusement, il achève l’album sur bonne note à la manière d’un Chance The Rapper, façon gospel, avec « Bigger Than Me ». Big Sean doit encore lever la tête pour se mesurer à J.Cole ou Kendrick Lamar, mais il a tout de même pris quelques centimètres de plus à la sortie de cet album. Reste que I Decided peine à dépasser Dark Sky Paradise au titre de meilleur album à ce jour, l’écart entre les deux se mesurant d’une courte tête. Après avoir appris à faire ses choix, il faudra apprendre à changer un peu. Chaque chose en son temps.