C’est bien connu : le rap n’est qu’une réflexion de la société. Si cette dernière est violente, le rap l’est aussi. Mais ce parallèle va au delà de ça : la société, via ses transformations économiques, ne se contente plus d’influencer seulement la musique en elle-même. Elle influe sur la manière dont elle est consommée, et donc pensée – les deux ne sont jamais bien éloignés. Analyse.
Historiquement, si les deux révolutions industrielles se sont largement appuyées sur la maîtrise de plus en plus développée de ressources énergétiques, il semblerait que, de nos jours, le moteur principal de la croissance économique soit la paresse des consommateurs. La diversité croissante des offres à leur portée ont tendance à gommer les démarches de prospection et la consommation active au profit d’une consommation passive galopante. Le « nouveau pétrole », ce sont les données à caractère personnel : des flux discontinus d’informations récoltées de manière plus ou moins directe auprès des utilisateurs et qui alimentent le big data, ensembles de données massifs ne pouvant être traités qu’au travers d’algorithmes complexes. Le big data permet à différents acteurs de proposer une offre adaptable aux besoins du consommateur, ce qui permet à ce dernier de réduire ses efforts au minimum.
Consommation musicale passive, auditeur roi et créativité
La plupart des secteurs économiques doivent aujourd’hui faire face à cette passivité des consommateurs, et le domaine de la culture n’y échappe pas. Un des facteurs de cette passivité, pourtant souvent évoqué dans une multitude d’autres domaines, est totalement absent de la plupart des analyses sur les nouveaux modes de consommation dans la musique, et plus particulièrement dans le rap : l’offre n’a jamais été aussi importante. Ainsi, d’après les données fournies par Rap Genius France, à peine une cinquantaine de projets plus ou moins connus sont sortis en 1996 en comptant les maxis, contre plus de 300 vingt ans plus tard… L’effet de ce flot discontinu de sorties est souvent souligné, les auditeurs qui autrefois pouvaient passer plusieurs mois sur un seul projet y consacrent rarement plus de deux ou trois écoutes aujourd’hui. Ce n’est plus l’auditeur qui passe des heures à chercher des « pépites » underground, ce sont les rappeurs qui doivent adopter des stratégies de plus en plus innovantes pour pousser l’auditeur à prêter une oreille à leur production artistique. Ces dernières années, on a pu voir fleurir en France et aux Etats-Unis des stratégies de communication de plus en plus développées, des séries de freestyles numérotées à la trap house rose créée par 2 Chainz à l’occasion de la sortie de l’album Pretty Girls Like Trap Music, en passant par la promo de la tournée de concerts de PNL, qualifiés de « fils de pub du futur » par le publicitaire Jacques Séguéla.
« Au départ, un DJ sortait ses enceintes et les gens se regroupaient. Ça partait d’un coin de rue, et ça se transformait en véritable soirée. Et les gens payaient pour entrer. C’était le début de l’entrepreunariat dans le hip-hop », rappelait l’ancien président de Def Jam Kevin Liles au sujet de l’esprit d’entrepreneuriat dans le rap. Mais cette époque est plus que jamais révolue et les artistes, sauf quelques rares exceptions, ne peuvent plus concevoir vivre de leur art sans se muer en parfait citoyen de cette start-up nation chère à notre Président. À la manière d’entreprises, les rappeurs ont dû faire évoluer leurs business models pour s’adapter aux nouveaux modes de consommation. Contrairement à une écoute prolongée qui privilégie le facteur qualitatif, c’est désormais l’originalité et la créativité artistique qui deviennent les qualités essentielles du rappeur, puisqu’elles lui permettent de sortir du lot.
L’évolution des formats, transition de l’album à la playlist
Le changement de stratégie promotionnelle imposé par la passivité du public s’est aussi accompagné d’une nécessaire réduction des délais de sorties. Devant la pléthore d’artistes plus ou moins connus et de projets qui défilent continuellement sous ses yeux – d’aucuns parleraient d’un nouvel âge d’or du rap français – l’auditeur a perdu sa capacité à garder en mémoire un artiste ; c’est désormais à l’artiste d’envoyer régulièrement des signes de vie afin de garder son public en éveil. Il s’agit non-seulement d’alimenter régulièrement sa chaîne YouTube en clips, qui sont devenus des signes de présence indispensables aux artistes et surtout des indicateurs de popularité qui leurs servent à négocier des concerts et showcases, de jouer les Shiva sur les réseaux sociaux pour atteindre toutes les cibles possibles, mais aussi de sortir plus régulièrement des albums et mixtapes. La chute entre 2002 et 2016 des ventes physiques et digitales trouve là tout son sens : à pouvoir d’achat égal le consommateur ne peut pas se permettre de suivre commercialement des artistes de plus en plus nombreux qui sortent des albums de plus en plus régulièrement. Depuis 2016, la prise en compte des streams n’a pas seulement permis aux rappeurs d’afficher des ventes correspondant finalement à la réalité de leur diffusion, elle a aussi et surtout contribué à l’émergence des playlists.
Ces dernières jouent aujourd’hui un double rôle. Pour les auditeurs, elles sont l’équivalent moderne des compilations, elles lui permettent éventuellement de découvrir de nouveaux artistes et de nouveaux morceaux, et d’avoir à portée de main les plus gros sons du moment. Elles présentent l’avantage d’être évolutives, et surtout de ne pas basculer en lecture aléatoire pour les abonnés gratuits des plateformes de streaming, à la différence des albums. Pour l’artiste, les playlists à la différence des compilations présentent un avantage commercial direct, puisqu’un morceau placé dans des playlists importantes peut gagner un nombre considérable de streams qui seront convertis en ventes et donneront éventuellement lieu à certification. La différence entre albums et playlists se gomme de plus en plus depuis quelques années, certains artistes comme Drake avec More Life adoptent avec leurs projets des formats proches de la playlist. En outre, les albums disponibles uniquement en streaming peuvent aussi se voir adjoindre des morceaux supplémentaires, les rendant ainsi évolutifs – Kanye West, we see you. Cela pose d’ailleurs des questionnements supplémentaires sur le point de la comptabilisation des ventes de l’album, et des certifications… mais passons.
Le plus gros de la révolution paresseuse du rap est à venir
Le format album est doublement menacé par le format EP, qui était longtemps tombé en désuétude, et le format playlist qui émerge grâce au streaming. Le format mixtape semble, depuis plusieurs années déjà, avoir fait son temps. Quel avantage pour le format l’EP ? Sa taille, surtout. L’auditeur paresseux n’est pas seulement impatient, il a aussi une capacité de concentration assez faible. Les statistiques YouTube mettent en lumière qu’une grande partie des visiteurs ne visionnent que 50% d’un clip ou moins. Le principe est le même pour les projets, qui ont par conséquent tendance à se raccourcir, et c’est en ce sens que l’EP s’est finalement trouvé être très adapté à la demande.
D’autre part, le streaming audio et vidéo a aussi su tirer profit des données à caractère personnel fournies par les utilisateurs à l’inscription et surtout recueillies pendant leur utilisation. Ces données sont traitées par des algorithmes qui fournissent à l’auditeur un panel de suggestions tirées des goûts musicaux, déduits des écoutes précédentes. Mieux encore, le navigateur Qwant, récemment lancé dans la course au streaming, a développé un algorithme qui n’analyse plus seulement les données de l’utilisateur, mais qui analyse aussi directement la piste musicale afin de proposer des titres similaires, avec la possibilité de sélectionner des pays différents. À terme, il est donc bien possible que le streaming contribue à une diffusion plus égale des différentes scènes nationales du rap, face à l’omniprésence médiatique de la scène américaine. C’est par exemple le cas des scènes africaines qui, propulsées par le développement des télécoms et l’accroissement démographique, risquent de devenir dans les années à venir des mastodontes du streaming et de s’imposer par les chiffres. Mais on s’éloigne du sujet.
La paresse des auditeurs, ou plutôt le basculement de la logique de consommation active vers une logique de consommation passive, coïncide avec l’introduction du rap auprès d’un public de plus en plus large, et qui risque de s’élargir encore. Le genre, devenu l’un des plus écoutés – si ce n’est le plus écouté – de France, est soumis à une compétition de plus en plus intense entre les artistes qui favorise à la fois créativité et productivité, non-seulement dans la musique, mais aussi dans le visuel et la promotion. D’un autre côté, une large part des consommateurs traditionnels a du mal à abandonner les anciens modes de consommation et se noie dans un flux de plus en plus important qui, en sus, est à courant alternatif. Devant une offre musicale grand public qui a su se démarquer – ou survivre – grâce à des stratégies de marketing efficaces et une tendance au tout-musical, ces consommateurs traditionnels ne parviennent pas à discerner l’existence de micro-scènes, plus ou moins exposées et fractionnées, qui correspondent à des goûts plus spécifiques. Au point parfois de faire un rejet global de l’époque et de se réfugier dans ce qu’ils connaissent déjà. Non, l’ensemble du rap n’est pas devenu grand public ni ne se plie à tous les nouveaux modes de consommation de la matière culturelle. Les sous-genres et styles sont tout aussi présents, tout aussi nombreux et tout aussi riches qualitativement qu’ils ne l’étaient il y a dix ou vingt ans. Par contre, en 2017, à part quelques médias spécialisés, plus personne n’aura le luxe de faire le tri pour eux. Ou peut-être un nouvel algorithme ?