Jeudi 20 octobre 2011. En trainassant sur la toile, j’apprends que le génialissime collectif l’Orignal fait venir sur Lyon le dimanche suivant Random Axe – à savoir le trio Sean Price/Guilty Simpson/Black Milk – et les gamins d’1995. Une bien belle affiche dont je regrette déjà de ne pas avoir appris l’existence plus tôt, mais tentant quand même le coup, j’envoie un petit mail pour demander des accréditations. Ô joie d’internet, que bénis soient les gens qui vérifient leur boîte mail quotidiennement. Ni une ni deux, j’apprends le lendemain que ma demande est acceptée, et qu’en prime l’on me propose d’interviewer Seär Lui-Même, venu en guest star au dernier moment, ainsi que l’imposant trio de rappeur US. Wow. M’imaginer dans une loge en tête à tête avec les charismatiques Sean Price et Guilty Simpson me fait déjà balbutier par anticipation, et je commence dans la seconde à plancher sur les questions que je pourrai poser à l’hyper-polyvalent Black Milk, dans l’optique de tirer le maximum d’une telle occasion. Compte-rendu d’une soirée riche en enseignements, et analyse des décalages générationnels de la communauté des fans de hip hop d’aujourd’hui.
A peine arrivé que Seär Lui-Même est déjà sur scène. Tel un vieux gamin de 36 ans, le rappeur parisien qui a aujourd’hui une bonne quinzaine d’années d’expérience derrière lui se prend au jeu, et parvient à établir un lien avec une foule qui ignorait jusqu’à son nom. Il faut comprendre qu’avec l’énorme buzz d’1995, 80% du public ne dépassait pas la barre des 18 ans, et une grande majorité de l’audience attendait juste que le temps passe pour que Nekfeu and co pointent finalement le bout de leur nez. Peu importe, Seär se fait plaisir et ça se voit, ça se ressent, et après quinze minutes de show l’audience semble comblée de kiffer une performance qu’ils n’attendaient pas. Ce dernier dévoile ses qualités techniques sur une dernière petite impro puis s’en va rejoindre sa loge, laissant la scène au groupe lyonnais Ming8 Halls Starf, en charge de chauffer un public malgré tout un poil amorphe, qui donnerait tout pour accélérer le temps et se rapprocher de l’arrivée d’1995. Une performance bien sympathique du collectif lyonnais, qui a su faire bouger une salle qui en avait terriblement besoin, en alternant rap théâtrale et dawa généralisé.
On m’appelle à ce moment là pour la première interview de la soirée, et c’est dans une loge, entouré de ses amis apparemment botanistes, que je retrouve un Seär Lui-Même bavard, disponible et honnête, qui nous a livré un récit franc et introspectif de sa carrière tout en partageant ses visions du milieu hip hop d’aujourd’hui et de ses protégés d’1995. Entretien.
– SURLMag : Seär Lui-Même, on connait le blaze, mais l’origine ?
– SLM : Avant je faisais parti d’un groupe qui s’appelait « 1 Bario 5 S’pry » avec la rappeuse Loréa, et je faisais tout. J’écrivais mes textes, j’écrivais ses textes, je faisais tout. Alors quand je me suis retrouvé tout seul, j’ai décidé de m’appeler « Lui-Même » pour marquer ça, pour marquer la séparation, pour montrer que je faisais tout tout seul. Aujourd’hui je suis rappeur, je suis dessinateur… (rire).
– « S’il ne doit en rester qu’un… Je serai celui-là », c’est donc la réédition du premier album…
– Ouais ouais, il y a deux cds, la première partie c’est celle avec DJ Manifest, et la deuxième partie c’est celle mixée par Venom. J’ai voulu faire un truc qui retraçait toute ma carrière depuis que j’étais très jeune jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à mon rap, donc ça résume en gros une bonne partie de ma carrière, parce que j’ai commencé très jeune.
(Son manager rentre à ce moment là, manager qui s’occupe aussi d’1995…)
– Après la fin du groupe avec Loréa, tu t’es donc lancé en solo, et c’est pas trop dur de passer d’une carrière en groupe à une carrière solo ?
– Non, c’est une libération. Pour certains ça peut être lourd à porter, mais moi j’écrivais déjà tous les textes de tout le monde. Ca n’a pas changé grand chose à ma façon de travailler, même si c’est dur de se séparer des gens avec qui t’a travaillé pendant des années et des années, mais ça c’est un autre problème.
– On a tendance à croire que c’est plus de pression, mais en fait c’est moins de pression du coup ?
– Ouais ouais, j’ai jamais eu de pression moi, j’ai jamais fait du rap pour être connu, c’est pas choisi, ça te tombe dessus. Le rap c’est un jeu tu vois, j’ai un âge aujourd’hui où les jeunes doivent me voir comme un mec de 25 ans alors que j’ai 36 piges tu vois ! [ndlr, on se contentera de ne retranscrire qu’un « tu vois » sur dix, pour ne pas alourdir votre lecture] Aujourd’hui je suis pas mal les petits jeunes, ceux qui se sont pas mal inspirés de nous, il faut le dire.
– Comme 1995 ?
– Ouais, 1995 c’est mes petits frères ! Et ils se cachent pas de leurs inspirations, ils le disent clairement, c’est plus une fierté qu’autre chose. Moi ça m’amuse, le rap c’est un jeu encore une fois.
– Et du coup comment t’explique la parenthèse dans ta carrière entre 2004 et 2010 ?
– J’ai arrêté. J’en avais ras-le-bol, ça m’amusait plus. Après, j’ai vu des sites sur moi, des trucs que les gens disaient sur moi, et ça m’a relancé. Je me suis dit finalement, il y a de l’intérêt autour, et ça touche, tu peux pas faire comme si tu ne ressentais rien. De toute façon j’aimais toujours écrire, donc j’ai juste repris.
– Du coup c’est le public qui t’a relancé ?
– Ouais carrément, merci au public, sans eux j’aurai arrêté.
– C’est un peu comme Talib Kweli qui dit aux jeunes [ndlr, Bow Wow, Mac Miller] de prendre soin des fans, parce qu’au final c’est tout ce qu’ils ont.
– Ah mais ouais, s’il n’y a pas de fan t’es rien ! T’es personne. Tu l’as vu toute à l’heure, si les mecs ne réagissent pas, t’as l’air d’un con qui gesticule sur une scène.
– Et ça c’est bien passé au final.
– C’était énorme. Tu te dis toujours que dans un concert il y a des têtes d’affiches, mais c’est à toi de faire le taf, et à partir du moment où tu fais bien le taf, tu deviens une tête d’affiche. C’est à toi d’attraper les gens et de leur faire mettre la main en l’air. Si t’arrives à lever toute la salle comme on l’a fait toute à l’heure, t’as tout gagné, c’est ça le vrai challenge. Ca fait plus de vingt ans que je fais ça, que je me pointe comme un challenger. La scène, il y a rien de mieux. Le studio, c’est pas 10% d’une scène, c’est un univers à part. T’arrives, les gens ils te connaissent, ils te connaissent pas, à toi de faire qu’ils se rappellent de toi.
– Il est clair que 90% du public ce soit est venu pour 1995, certains ne connaissent même pas Random Axe…
– Ouais c’est sûr, mais après à toi de gérer ton show. Moi j’ai fait une intro a capella pour attirer leur attention, et après c’était lancé. Mon manager m’a appelé au dernier moment pour venir avec les gamins, j’étais pas attendu et je le savais tu vois.
– Donc 2010 c’est un peu un retour à zéro pour toi, où tu te retrouves à refaire des scènes avec les jeunes, non ?
– Je te l’ai dit, 1995 c’est comme mes petits frères. Ce qui leur arrive, moi ça m’éclate. C’est ça le hip hop, c’est pas ce qui arrive là haut, c’est ça. Ce qu’il y a là haut, c’est Coeur de Pirate pour moi (sic), c’est pareil, ça vaut pas plus, pas moins. Quand tu vois les petits comme ça, tu vois qu’ils aiment ça. Un mec comme Alpha Wann c’est une référence, tu peux lui dire n’importe quoi il va te dire que c’est de telle année, etc. Ils savent de quoi ils parlent, ils connaissent leur culture. C’est pas des petits cons qui sont là et qui connaissent rien à rien tu vois.
– On a récemment écrit un article sur le clip Marchand de Sable, où la référence avec Pharcyde est claire…
– Ah mais ouais, c’est clairement ça. Ils sont vachement pointus.
– C’est une sorte de dédicace permanente…
– Mais c’est énorme, c’est un passage entre des mecs qui ont 36 ans, et des mecs qui ont 20 ans. C’est ça le rap, c’est kiffer, c’est un jeu. On fait des morceaux ensemble, on chiffe. Le hip hop, pendant 10 ans ça a un peu été l’âge de glace. Un groupe comme Sexion d’Assaut, il y a 10 ans, il ne pouvait pas émergé.
– Il y a une comparaison à faire entre Sexion d’Assaut et 1995 ?
– Non. Justement, c’est plusieurs influences qui auraient pas pu émerger, c’est ou trop asociale, ou trop en avance, ça aurait pas pu émerger. C’est bizarre, mais c’est pas toi qui choisis, tu choisis pas ton nombre de vues, tu sais pas si ça va marcher ou pas, et c’est là qu’on fait un pied de nez aux majors en leur montrant que c’est pas eux qui choisissent.
– C’est grâce à internet, clairement.
– Mais bien sûr, c’est un moyen de dire à tout le monde, aux magazines, à tout le monde, de leur dire que sans nous, ton magazine il existe pas. C’est nous qui faisons ton magazine. C’est les gens qui décident, c’est comme des élections mon pote !
Et là notre caméra nous fait défaut, et nous partons dans des longues discussions sur le rôle social du hip hop, des discussions qui auraient été dans tous les cas bien trop compliquées à retranscrire. On en vient à reparler d’1995 et de leurs textes pour l’instant très « simples » – dans le fond, pas dans la forme -, peu concernés du moins par les problèmes de leur temps, et Seär nous arrête tout de suite : « Ils sont jeunes, ils en ont rien à foutre des problèmes de leur époque à vingt ans, de la couche d’ozone et tout le reste, pour l’instant ils sont content d’avoir 20 euros dans leur poche pour aller s’acheter un bedon, ça viendra ! »
Avant que l’on conclue l’entretien sur cette dernière phrase : « Tu verras, un petit con comme Nekfeu, à 25 ans, il déchirera tout. »
……………
Retour au concert où Random Axe vient de débuter son show. L’ambiance est loin d’être enflammée, et seules quelques têtes suivent les mouvements des flows des deux MCs qui trônent sur la scène, alors que Black Milk domine cet ensemble sur ses platines. Ce dernier, bien que rappeur de talent, s’est davantage focalisé sur la production de l’album, laissant souvent à ces deux collègues le soin de balancer leurs punchlines. Fin de la parenthèse. Retour à la réalité. Du spot photo, je suis sous le choc. Le public reste de marbre, et l’ambiance est morbide pour un concert de cet envergure. A tel point que pendant dix bonnes minutes, Sean Price, lassé, tourne le dos à la scène et rappe face au rideau noir recouvrant le spot de Black Milk. Ce dernier ne cesse d’interpeler le public en lui demandant de scander le nom de son compère fâché, mais la grande majorité de l’audience est trop jeune pour ne serait-ce que comprendre ce que lance ce mec dont ils ignorent jusqu’au nom. Guilty Simpson se démène, rappe a capella, et finit par en rire lorsqu’après avoir dit au public que s’ils n’étaient pas contents d’être là il préférait retourner en loge fumer sa weed, ce dernier n’ait pas bouger d’un poil. Et c’est à ce moment là qu’en regardant les gens autour de moi, j’ai pleinement réalisé que les fans d’1995 n’étaient pas des fans de hip hop classique.
La bande à Nekfeu a popularisé le rap français à des couches de populations qui jusqu’alors ne s’identifiaient pas à travers les MCs de l’hexagone. 1995, c’est une troupe de mec de leur génération, de leurs appartenances ethniques, qui rappent l’insouciance de leur temps. Delphine Gaillard, responsable communication du collectif l’Original, m’explique que le concert devait se dérouler dans la petite salle du Transbordeur, bien plus adaptée à ce genre d’évènement, mais que la popularité d’1995 les avait forcé à utiliser la grande salle et à les mettre en tête d’affiche. Je ne m’étais probablement pas rendu compte de l’immensité du buzz provoqué par le groupe des jeunes parisiens, et j’en étais le premier frappé.
Finalement, même devant un public qui peine à se chauffer, le show suit son cours et Sean Price se retourne, assure, et montre à tout le monde ses qualités en tant qu’MC de Brooklyn de renom. Random Axe assure, et satisfont pleinement les rares puristes venus à l’occasion. Tous les titres de l’album y passent, pour mon plus grand plaisir personnel. Black Milk éclabousse l’audience de sa classe et de son charisme, alors que Guilty Simpson impressionne par son professionnalisme, lui qui a tant donné pour réussir à faire lever quelques mains. Sean Price a assuré tout en affichant sa ronchonneri du moment, et n’a pas attendu pour quitter une scène qui, sincèrement, ne le méritait pas.
Dur dur après ça de m’imaginer l’interview, et lorsque l’on me demande de venir, je ne savais vraiment plus du tout à quoi m’attendre. A voir dans l’article spécialement dédié à ce superbe moment (à venir).
L’entretien avec les néo-trio ayant duré plus que prévu, j’arrive alors que la performance d’1995 a déjà commencé. Et comme le plus mauvais des bookmakers aurait pu l’anticiper, l’ambiance n’était plus du tout la même. Plus personne sur les gradins, plus personne n’avait ses bras le long du corps. Une foule de dingue finissait chaque punchline du groupe parisien, en s’agitant et en gueulant à l’unisson. Leur heure était arrivée, le moment qu’ils avaient attendu toute la soirée. Et ils n’ont pas eu l’occasion d’être déçu, tellement Alpha Wann, Nekfeu, Sneazzy West et les autres ont été fidèles à leur réputation en assurant un show énergique, entrainant, et en faisant preuve d’une activité bluffante sur une scène qui semblait avoir été faite pour eux. Tout l’EP « La Source » y est passé, et c’est ruisselant de sueur que le groupe s’en est allé, après un dernier « encore » plébiscité par son public, et offrant aux centaines de jeunes présents un show dont ils risquent de se rappeler longtemps.
N’est-ce pas ça finalement la force d’1995 ? Cette faculté à rassembler un panel de fan aussi large, entre une jeune génération fan de ce qu’ils représentent, et une génération plus âgée, fan de leur hip hop, de leur style, et du vent de fraicheur qu’ils apportent sur la scène française ?
Qu’en pensez-vous ?
Un grand merci au collectif l’Original, et particulièrement à Delphine Gaillard pour tous ses efforts.