Alors que beaucoup de rappeurs aux origines de la popularité de la culture hip-hop sont encore en vie aujourd’hui, peu semblent avoir trouvé la véritable recette de l’élixir de jouvence. Beaucoup se sont pourtant essayés aux mélanges les plus divers. Parfois jusqu’à en devenir gênants. Mais tous doivent envier l’insolence de la prospérité d’Earl Stevens, qui semble sans limite. A l’aube de sa cinquantième année, E-40 continue de propulser ses albums en bonne position dans les charts spécialisés et ne cesse de se faire courtiser par des artistes majeurs sur leurs projets, de ScHoolboy Q à Ty Dolla $ign. Preuve s’il en est de son authenticité et de son emprise intacte sur le rap de la côte ouest des Etats-Unis, il parvient à satisfaire ses fans de (très) longue date tout en croisant le micro avec des petits nouveaux prometteurs – californiens ou non – comme D.R.A.M., dont il ne tarit pas d’éloges.
Il faut dire qu’avec son langage alambiqué, ses phrasés qui dribblent avec le rythme comme avec un ballon de basket – celui des Warriors, bien entendu – et son habitude à aboyer les voyelles plus qu’il ne les rappe, le rappeur de la Bay Area est un incontournable de la scène américaine. Par sa personnalité imposante (au sens propre comme au figuré), il évoque à merveille la figure du tonton, souvent blagueur, parfois filou, toujours charismatique. Comme beaucoup de rappeurs talentueux de la région de San Francisco, le rap mainstream lui aura pourtant imposé de faire chambre à part durant l’essentiel de sa carrière. Pas vraiment un souci pour E-40, qui a fait de son ancrage territorial un atout majeur de son succès. Alors que ses deux derniers opus The D-Boy Diary 1 & 2 nous ont encore offert un lot de bangers indécent, on revient en cinq étapes sur la carrière de l’un des plus grands.
Au Nord-Est de la Baie de San Francisco, les années se suivent et se ressemblent. A la mairie de Vallejo, le responsable en charge est encore en pleurs devant son miroir. Quel insecte l’a piqué pour lui avoir encore une fois demandé qui était le plus chaud ? La réponse du miroir – qui en a vu défiler – est pourtant là même depuis plus de 20 ans : « Mr. Flamboyant« . Il faut dire que de ses premiers concerts de rap à l’université jusqu’à son studio planté dans son manoir sur les hauteurs californiennes, E-40 est resté un enfant du pays. Tel un bon berger, il a toujours su reconnaître le talent lorsqu’il s’est présenté à sa porte, élargissant son troupeau au gré des arrivées, jusqu’à Nef The Pharaoh aujourd’hui. Logique donc qu’il se soit fait un certain nombre d’amis dans le coin. Un peu comme ce grand père a qui tout le monde dit bonjour à la boulangerie, qu’on le connaisse ou non. Un amour qu’il n’aura cessé de rendre au public, qui tend ses deux joues, et n’hésite pas à proposer celles de ses enfants pour le retour de claque. Véritablement attaché à la destinée de ses auditeurs, E-40 fait figure de tonton pince sans rire qui ne t’asticote que pour te pousser à te dépasser. Rien d’étonnant à ce que lui et son acolyte de longue date Too $hort soient devenus quasiment synonymes de la Bay Area.
Businessman avant tout, Earl Stevens met un point d’orgue à souligner l’importance de l’entreprenariat et de l’indépendance. En 94, quand le label Jive tente de le signer, c’est un négociateur dur qui tient son affaire comme un corner bien juteux qu’ils rencontrent. De ses premiers projets musicaux dans sa jeunesse aux boissons alcoolisées aujourd’hui, Stevens n’a jamais cessé de chercher à structurer pour prospérer. Nommé E-40 en référence à sa capacité à descendre les fameuses bières américaines, il a par ailleurs toujours eu un penchant pour les breuvages au titre d’alcool supérieur à zéro. Après l’échec de son eau 40 Water vers 2007 – ce ne sera pas faute d’y avoir mis les moyens -, il s’associe au vigneron Steve Burch et présente toute une gamme de produits « Earl Stevens Selection » au goût tout aussi douteux que leur nom est jubilatoire : Mangoscato, Function Red Blend… Sans compter les bières telles la E40 ou les mélanges plus forts pour les courageux, à l’image du Sluricane Hurricane. La reconversion dans les spiritueux est fréquente chez les rappeurs qui prennent de l’âge, l’investissement dans la céréale ou le fruit distillé étant probablement un placement moins risqué que de miser ses deniers durement gagnés dans le verbe enregistré. Pour la dégustation, ça se passe pour le moment chez nos confrères. Patience, on ne désespère pas de bientôt pouvoir vous proposer l’un de ces nectars au détour d’une soirée SURL.
De tout temps, dans tous les domaines, quantité a rarement rimé avec qualité – quoiqu’en dise ce bon vieux Taylor et son organisation scientifique du travail. Pourtant, avant même qu’il ne soit devenu nécessaire d’inonder les bacs physiques et virtuels pour exister, E-40 avait déjà compris l’intérêt d’abreuver une fanbase tout acquise à sa cause. Pas question de sembler verser dans la précipitation pour autant : le bien nommé Charlie Hustle sort souvent ses albums en fin d’année, et plutôt par paquets de deux ou trois si possible pour être sûr que ses ouailles aient de quoi rester immergés jusqu’au prochain millésime. En appliquant ainsi un rythme de sortie proche de la cuvée calqué sur celui de ses spiritueux, E-40 s’assure d’être toujours présent dans les esprits sans pour autant donner l’impression d’avoir atteint la saturation. Là où beaucoup de rappeurs confondent productivité et travaux forcés, Earl réussit l’exploit de sembler avoir toujours autant de fun à enregistrer des titres par paquets de douze. Forcément, sur le nombre, tous les tracks démoulés à la sortie du four ne sont pas des hits en puissance, mais l’ensemble reste suffisamment solide et cohérent pour rendre difficile la détection de maillons faibles. Longtemps, E-40 a été en avance sur ses collègues par ses raps à géométrie variable, outrepassant ses droits sur la musique en empilant plus de syllabes que de raison dans ses seize mesures. Aujourd’hui il se contente plutôt de suivre la tendance, et le fait déjà bien mieux que de nombreux rappeurs n’ayant même pas la moitié de son âge.
Difficile de trouver un rappeur plus #QLF qu’E-40. Issu d’un milieu de musiciens, Earl a toujours préféré faire ses bails avec des gens auxquels il était lié par le sang. Alors que les structures de production et de distribution étaient aux abonnés absents sur la côte Ouest, il monte une petite entreprise avec son cousin Brandt Jones aka B-Legit et fait croquer son frère et sa sœur au sein du groupe The Click, sa formation d’origine. Le quatuor lui permettra de se mettre le pied à l’étrier et d’imprimer son nom au niveau local. Plus tard, il ne cessera de rapper avec B-Legit au long de ses innombrables albums cultes. Il faut dire que chez les Stevens, la musique est une affaire de famille : Earl-père était un guitariste de talent qui a fait ce qu’il a pu pour transmettre sa passion à sa progéniture. Grand bien lui en a pris. Et aujourd’hui, ce sont les marmots qui reprennent le flambeau avec le conservateur Droop-E et l’étrange mais fascinant ISSUE. Malgré tout, Earl ne tombera jamais dans le piège de l’entresoi puisqu’il ne manquera pas de pousser des artistes prometteurs sur le devant de la scène via son label Sick Wid It, même lorsqu’ils ne viennent pas de la terre de feu de Vallejo comme le tout aussi addict qu’addictif Ezale.
A condition que Mamie soit un peu souple avec le dictionnaire des mots autorisés. Depuis le début de sa carrière, E-40 a fait preuve d’une inventivité sans bornes vis-à-vis du vocabulaire. Avec un nombre de surnoms plus élevé que tu ne saurais en inventer, il ne s’est jamais satisfait des qualificatifs usuels. Des classiques « Ballaholic » au fantasque « 40 Water », il a créé des métaphores et des sobriquets qu’il fut parfois difficile de saisir sans habiter les recoins les plus hauts en couleur de son esprit. Certains ont fait le chemin jusqu’à aujourd’hui : le « Broccoli » de D.R.A.M. et Lil Yachty revendiqué par Kodak Black ? C’est tonton Earl qui en fit usage des années avant ça sur un titre éponyme de 1998. Jamais à court d’idées business, il n’hésite d’ailleurs pas à faire de ses plus belles inventions des marques, puis à se servir de ses titres comme d’un panneau publicitaire, à moins que ce ne soit l’inverse. Logique donc qu’il apparaisse souvent dans le haut du panier de ces études aussi ridicules que clics-friendly sur le vocabulaire des rappeurs. Adaptant la langue anglaise à sa sauce et n’hésitant pas à rapper des expressions du terroir pour les populariser à outrance, 40 Fonzarelli n’est pas étranger à l’usage de mots tels que « Po-Po » pour désigner la police (1993) ou l’adaptation de l’espagnol fettia vers « Fetti » pour l’argent (1999). Capable de former un mot qui ait du sens avec n’importe quel jeu de lettres, pas de doute que Mamie en ramassera plein le dentier.