Depuis ce mercredi 28 mai et comme chaque année depuis 2003, le peuple gone a déréglé ses montres de l’heure d’été d’Europe centrale. Les lyonnais ne se réveillent plus avec le coq et ne se couchent plus quelques heures après le crépuscule. Pendant quatre jours, les notes de synthé font office de sonneries de réveil et les apéros remplacent tasses de café et chocolatines : jusqu’au 1er juin, Lyon vit au rythme des Nuits Sonores 2014.
La tradition veut que ce « festival de cultures électroniques, indépendantes, numériques, visuelles et décodeur des cultures innovantes » inclue chaque année un rappeur dans sa programmation, pour contraster un peu avec les 250 Berlinois, Roumains, et autres Nicolas Jaar. Après MF Doom en 2012 (qui avait annulé sa venue au dernier moment, pour changer) et Mos Def en 2013, l’organisation avait décidé de taper dans le jeunot cette année en invitant le talentueux Earl Sweatshirt. Un choix qu’on ne peut qu’applaudir sur le papier, surtout au prix auquel le concert est proposé : trois petits euros. Un double cheese. Un demi. Trente minutes au parcmètre.
Première mauvaise surprise, qui justifie en partie la bassesse du tarif proposé : il faudra aller voir le prodige d’Odd Future à Feyzin, à une petite quinzaine de kilomètres du centre-ville lyonnais. Et comme le concert tombe en plein jeudi de l’Ascension, la traditionnelle ligne de bus qui amène les curieux devant la salle de concert (l’Épicerie Moderne) n’est pas en service. Un combo métro, tram, bus et baskets la remplace. C’est pas histoire de faire le relou, mais la spécificité des Nuits Sonores est d’investir des lieux originaux et emblématiques de Lyon : rues, musées, friches industrielles. Il n’est pas étonnant d’aller s’enjailler sur un chantier ou de faire la queue devant un immense garage Citroën désaffecté. Pas pour le rap, du coup : l’Épicerie Moderne est une salle tout ce qu’il y a de plus classique, bien trop grande pour cet évènement et d’une configuration tout sauf intimiste. Dommage pour un show où la sensation de cocon nous paraissait essentielle.
Deuxième mauvaise surprise : la première partie. Sans jouer les connards de puristes qui s’insurgent contre le mélange des genres, faudra quand même nous expliquer l’intérêt d’aller caler un obscur groupe de musique « minimaliste, oscillant entre un hip hop alternatif grinçant et électro ambiant, faisant parfois des embardées furtives vers la musique industrielle », dixit le site officiel du duo, avant un concert d’Earl Sweatshirt. Le rap est une musique parlée qui repose sur l’enchevêtrement de rimes et la puissance des (jeux de) mots. Pour chauffer une salle avant le passage d’un rappeur, il faut du postillon sur micro, il faut de la rime. Il ne faut pas un batteur et un joueur de claviers qui se font face pendant qu’un de leur pote, en slip avec un masque de zèbre sur le crâne, se dandine en fond de scène. Ultime froid dans une salle pas du tout préparée à ce genre de performance. De tête, on doit pouvoir citer une dizaine de groupes de rappeurs canuts qui se seraient faits une joie de poser quelques seizes, à l’oeil, pour ambiancer comme il se doit tout ce beau monde.
Passons. Lucas Vercetti, le mec que vous pouvez voir sur la cover de l’Odd Future Tape Vol. 2, arrive sur scène et balance deux-trois morceaux pour rappeler aux gens qu’ils sont bien venus voir un concert de rap. On s’interroge d’ailleurs toujours sur la véritable fonction de ce garçon au sein du collectif, tantôt gérant du Odd Future Store à Los Angeles, tantôt homme à tout faire en tournée. Bref, Earl débarque enfin. Quarante secondes après le début du show, une meuf grimpe sur scène. Le regard aguicheur et la démarche langoureuse, elle se trémousse en s’approchant de sa proie du soir. Tout le public sourit en anticipation de la réaction de l’artiste. « Bitch, get out of my way. » Dédaigneux au possible, il la calcule à peine, s’écarte pour éviter tout contact physique et attend que la sécurité intervienne. C’est bien connu, les Européennes ont la gale et s’en approcher, c’est prendre le terrible risque d’être souillé à jamais. D’un truc rigolo dont il aurait pu s’amuser, se servir même pour lancer son set et montrer à tous qu’il était venu se marrer le temps d’un jeudi soir en banlieue lyonnaise, Earl en a fait un tout autre symbole : celui du mec venu prendre son cachet et qui te rappelle que multiplier les scènes, c’est son boulot routinier.
On mettra ça sur le dos de son extrême jeunesse. À vingt piges, le mec ne se rend pas compte de la portée de ce genre d’attitude : les gens font vite la différence entre un kainri qui assimile sa tournée en Europe à une obligation contractuelle et celui qui se réjouit d’avoir face à lui des non-anglophones qui bougent sur ses morceaux. Earl Sweatshirt, à grands coups de private joke avec son pote Lucas, nous a bien fait comprendre qu’il n’était pas aussi fun qu’il le parait sur les Internets. « Calfiornia is better than here. » Non, c’est pas très cool de se foutre de la gueule de la (majeure) partie de son audience qui ne comprend pas ce que tu baragouines avec ton pauvre anglais mâché. Après, bien sûr qu’on a globalement passé un bon moment, mais ce n’était pas grâce à lui et c’est ce qui est triste. Les pieds cloués au centre de cette large scène qui s’offrait à lui, Earl n’a pas pris la peine de chérir les mecs qui gueulaient ses sons. C’est pourtant bien eux qui ont construit sa célébrité, qui lui ont apporté des millions de vues sur Youtube et qui lui permettent de faire des concerts en dehors de sa Californie natale.
Pas un mauvais show pour 80% des personnes présentes, mais un très bon show pour personne. Être blazé à vingt ans de devoir enchaîner les scènes, c’est quand même bien dommage.