La capacité de Jazz Cartier à garder la tête froide vient peut-être du fait que pour lui, chaque succès n’est pas la victoire, mais seulement un pavé sur la route qu’il se trace vers le sommet. Entretien exclusif, le premier pour un média francophone, avec un futur très grand du rap.
We The North. Le monde réalise enfin que Toronto a plus à offrir que Drake. Tellement plus. Dans l’histoire de l’ascension d’Aubrey Graham, la partie qui n’est pas racontée, c’est surtout celle où il ne se fait pas bouffer par Toronto, ville dont le vrai surnom est « Screwface Capital » en référence à la tronche que le public tire dans les concerts de rap. Bien que je parierais que le surnom a été trouvé par des mecs qui n’ont jamais été à un concert parisien – oh, ça va hein. Open mics, battles, concerts organisés et improvisés… Toronto est un incubateur à rappeurs où le public n’est pas facilement conquis. S’élevant du bain bouillonnant de l’underground canadien, Jazz Cartier est l’un de ces emcees qui a su séduire. Oui, comme beaucoup, il suit la voie que Drake a ouverte. Mais sans pour autant être dans son ombre.
Dans le quartier de Kensington Market, un bastion qui résiste à peu près à la boboisation de Toronto, on contacte Jaye Adams – aka Jazz Cartier – par téléphone en milieu d’après-midi. Il est méfiant et commence par s’excuser de n’avoir pas répondu la première fois. Il faut dire que les interviews de l’artiste se comptent sur les doigts d’une main. Nous sommes les premiers francophones à lui poser des questions. Sa voix est calme. Sa journée jusqu’à notre coup ? « Rien de spécial. » Pourtant, il est dans tous les media, il est LE prochain rappeur canadien, le next big thing de Toronto. Jazz vient de donner un concert solo et a ouvert pour Joey Bada$$, devant 1500 personnes. Mais en ce moment, ses journées c’est « rien de spécial ». De toute évidence, le rappeur de 22 ans a la tête sur les épaules.
Dans Marauding in Paradise, son premier album, le jeune rimeur décrit sa route vers le paradis : qu’il soit artificiel, rêvé ou éprouvé, il parle de trouver sa voie avant de se la construire. Celui qu’on appelle aussi Jacuzzi La Fleur poursuit une quête et le « golden child » a une présence irradiante quand il rappe. Venant de Toronto, c’est normal que les teufs, la mode et le monde de la nuit soient ses origines. Mais pas son univers. Entretien avec un conquérant, sorte d’hybride entre Drizzy et Bada$$ qui devrait squatter les enceintes des soirées de vos cinq prochaines années, si ce n’est pas déjà le cas.
SURL : Au Canada, c’est commun pour les jeunes dans la vingtaine d’habiter chez leurs parents. Tu as quitté le foyer pour un internat étant jeune et tu as vécu dans différents pays. Peux-tu nous parler des expériences qui ont contribué à la maturité que l’on trouve dans tes textes ?
Je pense que vivre seul si jeune a beaucoup joué. C’est un peu paradoxal d’être dans la vingtaine, et sortir mais de vivre toujours chez ta mère. C’est pas la même chose quand il faut payer ses factures et son loyer. C’est là que tu deviens plus responsable et tu vois les choses autrement. Beaucoup de jeunes ne voient pas ça. Ils veulent être mûrs, se comporter en adulte mais ils sont couvés en même temps.
Les voyages ont joué aussi. D’autant plus en venant de Toronto, où les mecs ne quittent pas la ville. Ils ne partent jamais de Toronto. C’est pour ça que pour moi, trouver mon identité a été facile. Parce que j’ai un regard sur le monde. Les voyages y ont contribué.
Ça a dû être un défi aussi, déménager d’un pays à l’autre ?
C’est clair, c’était difficile, surtout si jeune. Mais à force, tu t’habitues. Il faut savoir trouver la force en soi pour toujours s’adapter à un environnement différent.
Toronto est quand même toujours présente dans Marauding in Paradise. C’est quoi le mode de vie de Toronto Downtown ? Ça signifie quoi pour toi ?
Mon expérience de downtown, c’est principalement participer à la vie artistique et aux fêtes. Un paquet de jeunes, actifs dans une communauté, notre communauté. On est presque tous des oiseaux de nuits. C’est pour ça que l’album est assez sombre, c’est parce qu’on vit la nuit et beaucoup des scènes de tout le projet reflètent cet état d’esprit.
Venant de ce monde de la nuit, tes morceaux réfèrent pas mal à la consommation de drogues. Est-ce que ta consommation était dans un but festif, ou est-ce que tu penses que ça t’a aidé à te trouver personnellement ou artistiquement ?
C’était pas l’objectif, c’était pas pour me trouver ou quoi que ce soit. C’était juste être là dans un moment. Je fume pas du tout de weed, tout le reste, c’était vraiment le fait d’être downtown et de beaucoup sortir. C’est de ça que viennent la plupart des références dans l’album. C’était vraiment juste vivre dans le moment.
Est-ce que ça définit ton mode de vie, vivre dans le moment ?
Grave. Je pense pas trop au futur et je vis pas dans le passé. Ce qui compte c’est maintenant.
Pour en revenir à Toronto : la scène musicale est bouillante. Est ce que ça facilite les choses ou est-ce que c’est plus compétitif ? C’était dur de faire ta place ou est ce que tu as trouvé du soutien dans cette scène ?
C’est pas un problème pour moi parce que je pense que chaque artiste qui émerge en ce moment a un truc différent. Chacun apporte un truc à sa manière. J’ai juste mis de la distance avec les comparaisons avec d’autres artistes en sortant le projet. Sans les discréditer. Chacun de nous bosse pour évoluer sur son propre terrain. Se faire un nom, c’est jamais un problème quand tu cherches à faire de la bonne musique.
Ça doit être stimulant d’évoluer dans cet environnement ?
Ouais ça tue ! Surtout que c’est jamais arrivé, de voir autant de mecs émerger, des jeunes qui y arrivent en même temps. Je suis content pour tout le monde.
Et est-ce que tu as des collaborations avec cette scène ?
Là je pense qu’on est tous en train de perfectionner notre propre travail. Pour moi, c’est plutôt un commencement. Il faut construire les bases avant de pouvoir proposer à des gens de rentrer dans ton univers. Il y a des collaborations qui se créent mais je me concentre surtout sur mon propre terrain.
Donc pour toi créer de la musique c’est plus une entreprise personnelle qu’une aventure collective ?
Ça inclut les autres, mais c’est moi qui crée mon propre truc. Je raconte des histoires à propos des autres, pendant que je le fais. Je partage ce que j’observe mais ça concerne tout le monde autour de moi. Chacun en fait partie, mais je donne ma perspective, c’est ma narration des faits.
Dans Marauding in Paradise, la symbiose entre ton rap et les instrus est assez frappante. Comment tu travailles avec le beatmaker Michael Lantz ?
Lantz et moi, ça fait 6 ou 7 ans qu’on bosse ensemble. C’est clair qu’il y a une alchimie. En général, on se retrouve en studio et on crée sur place. L’album avait un concept sur lequel on a basé certains éléments, et qu’on a intentionnellement mis bout à bout sur la fin. Mais pour la majeure partie, c’est moi qui ai une idée, Lantz qui en a une autre et ça dépend de l’état d’esprit sur le moment. On évalue comment l’autre se sent et on se décide à enregistrer un morceau chaud si on a la patate, ou un track plus tranquille si on se sent pas l’énergie. Après on bosse à partir de ça, mais pour la plus grande partie, c’est écrit sur le moment. Une fois qu’on a posé les bases, on revient dessus et travaille le reste.
C’est une collaboration qui va continuer ? Est ce que tu souhaites travailler avec d’autres producteurs ?
J’ai bossé avec d’autres producteurs. « Downtown Cliche » est sur une prod de Burd & Keyz et Seven Thomas. Mais Lantz sait comment j’aime rapper. En fait même quand je travaille avec d’autres beatmakers, Lantz retouche à la fin. Je travaillerai toujours avec lui, c’est mon bras droit. Mais c’est clair que je bosserai avec d’autres producteurs dans le futur.
Dans ton travail d’écriture, est ce qu’il y a certains aspects de ton rap que tu souhaites développer ? Que ce soit dans le sens, le delivery ou le flow ? Il y a quelque chose qui inspire ta façon d’écrire ?
La façon dont tu délivres, c’est une partie majeure de la musique. C’est grâce à ça que les gens comprennent ce qui m’anime, que je sois à fond ou très posé. Clairement quand j’écris, j’ai tout ça à l’esprit et à l’enregistrement, tout est dit d’une façon précise, pour une raison évidemment. Si ma voix est perchée par exemple, il y a une raison.
Je suis beaucoup inspiré par les films. En studio, on regarde beaucoup de films. C’est clair que c’est mon inspiration principale. J’essaie vraiment de capturer un moment et d’amener l’auditeur par étapes dans l’histoire plutôt que de faire en sorte que ça sonne bien. J’ai l’impression que beaucoup de rappeurs n’ont pas cette approche et mettent peu de temps dans l’écriture. J’y consacre vraiment beaucoup de temps.
Une direction particulière tu aimerais faire prendre à ta musique ?
Je vais élever mon son, pas faire que du rap. Je vais commencer à amener une démarche artistique plus globale, pas tomber dans la routine rap : couplet, 16 bars, couplet. Lantz et moi on travaille dessus en ce moment, pour donner de la vie au son : lui donner un identité pour que ce soit plus interactif pendant les concerts et que ce soit toute une expérience pour les gens qui écoutent ça chez eux. On travaille définitivement là dessus en ce moment.
La scène, c’est vraiment ce qui met ton travail en perspective ?
Je garde mes prestations live en tête quand j’enregistre. C’est pour ça que mes concerts marchent si bien, parce que le public est sollicité, c’est un facteur énorme.
Avec tout ce que tu prépares, y a-t-il des artistes en particulier avec qui tu souhaites collaborer ?
Je veux travailler avec Toro y Moi. Je veux travailler avec SZA (TDE). Je veux qu’on maintienne le rythme des clips. J’ai quelques collaborations en court mais personne que je peux citer avant que ce soit officiel. Mon rêve ce serait un clip réalisé par Wes Anderson. J’espère que ça va se faire.
Vous avez été super pris ces dernières semaines avec des concerts et la promotion de l’album. Est ce que la tournée c’est l’étape suivante ?
Je vais me concentrer sur la tournée là, faire une pause niveau musique parce qu’on a travaillé dur sur le projet. Mais je continuerai à créer entre temps. Je veux aussi faire plus de vidéos. On en a quelques unes qui vont sortir sur le projet. Je suis excité pour tout ça. Tout bouge très vite en ce moment, mais j’essaie de prendre les choses comme elles se présentent.
Tu es surpris ou tu t’y attendais ?
Je m’y attendais plus ou mois mais vraiment… J’espérais juste que ça marche au mieux. De façon surprenante, tout finit par porter ses fruits, lentement mais sûrement. Je reste concentré sur moi-même. Je ne prête pas vraiment attention au reste, je ne rentre pas dans les trucs stupides. C’est pour ça que je fais de la musique, c’est tout ce que je fais. Je lis tout parce que ça m’amuse mais je prête pas attention aux retours négatifs. Ça n’affecte pas du tout ma performance, c’est juste l’avis de quelqu’un. Globalement, si tu sais vraiment qui tu es, tout le reste s’ajoute naturellement. Du moment que tu ne passes pas ton temps avec des gens qui te plombent, tout se passe bien pour toi.
Parler aux media ?
Il faut juste être toi-même. Je trouve beaucoup d‘artistes ennuyeux. Ils sont dans leur délire et beaucoup se prennent un peu trop au sérieux. Moi… j’ai 22 ans. Je prends juste comme ça vient. Rien de tout ça ne pourrait être un obstacle.
Tu as déclaré vouloir être la “prochaine superstar canadienne”. C’est quoi tes ambitions pour ta musique ?
Je pense qu’il est temps. Il est temps que quelqu’un d’autre représente le Canada, comme Drake le fait. Drake fait un super boulot et je pense pouvoir faire pareil le moment venu. Les artistes à Toronto, ils travaillent comme des rappeurs pour Internet : ils font des trucs pour être dans la tendance. Moi je suis à fond pour la longévité. J’essaie d’être l’artiste le plus complet que je puisse être. Je pense que la façon dont j’ai construit mon album, avec de la diversité, ça me donne une chance de m’épanouir sans que le public trouve ça chelou une fois que ça sera le cas.