Au fil de sa carrière, Jay-Z a endossé de nombreux costumes. Celui de hustler-rappeur-entrepreneur devenu homme d’affaires milliardaire. Celui de l’homme que Beyoncé a choisi pour époux. Celui aussi du rappeur qui s’est surnommé le God MC Jay Hova, représentant le ROC, celui là-même dont les rimes font tressaillir les courbes d’indice du Nasdaq et trembler les loges maçonniques. Au risque de parfois oublier celui qui se nomme simplement Shawn Carter, dont le retour sur le devant de la scène marque l’année 2017 avec un 13ème album déjà platine.
4:44 est le 13ème album de Jay-Z à culminer en tête du Billboard la semaine de sa sortie. À la bonne heure. Pour la seconde fois consécutive après Magna Carta Holy Grail, il est certifié platine en une semaine à peine, une pseudo-prouesse en ces temps de dopage artificiel des ventes grâce aux streams qu’il a manigancé grâce à un coup marketing avec Sprint – en mettant à disposition gratuitement son projet sur sa plateforme Tidal. Tant qu’à jouer les généreux donateurs, il aurait pu aussi s’acheter un million de copies ou même le disque de platine, directement. En dehors de ces subterfuges commerciaux pour gonfler les scores au tableau de match, les ventes physiques vont néanmoins lui permettre de retrouver sa place de numéro un dans les charts avec le cumul streaming et ventes physiques (la version CD contenant trois bonus tracks).
D’emblée, tout un tas de questions se posent à propos du titre 4:44. Une référence tirée de la Bible ? Une division ? Le mot de passe de son imprimante ? Le couple Carter/Knowles a définitivement un truc avec le « 4 ». En vrai, ça ne va pas plus loin que ça : Shawn s’est levé en pleine nuit, à 4h44 pétantes, pour écrire un morceau qu’il considère comme le meilleur qu’il ait pu écrire, au point de servir d’intitulé à ce nouvel album. D’ailleurs, et c’est là que ça devient intéressant, ce morceau répond à la trépidante question de savoir pourquoi il s’est levé en pleine nuit avant d’enregistrer avec No I.D.. Un No I.D. qui n’est autre que l’actuel vice-président de l’historique Def Jam, mais pas que. Ernest Dion Wilson de son vrai nom est vraiment quelqu’un, et il est important de le rappeler.
No I.D. a longtemps été connu dans les années 90 comme ce producteur de Chicago qui a été le co-auteur du classique suprême Resurrection de Common (1994), et d’une partie de son superbe successeur One Day It’ll All Make Sense (1997). Il connaîtra des fortunes diverses au début des années 2000, notamment quelques piges chez So So Def, label de Jermaine Dupri, ce qu’on peut qualifier de passage à vide. Mais même avant que Kanye West ne déclare dans « Big Brother » (extrait final de Graduation) que No I.D. a été son mentor, l’influence de celui qui a initié le jeune Kanye au beatmaking était déjà bien connue dans les cercles rap music de Chi-town. Quelques semaines après la sortie de Graduation, le mentor de Kanye et vieil ami de Common apparaît – quand on parle du loup – justement crédité comme producteur de « Success » de Jay-Z featuring Nas (tiré d’American Gangster), sortant tous les trois la grosse artillerie lourde. Jay le rappellera en 2009 pour Blueprint III sur lequel il produira le single incontournable « Run This Town » ainsi que la grenade « Death of Autotune ».
No I.D. retrouvera son glorieux protégé Mr West en 2008 pour 808’s & Heartbreak puis My Beautiful Dark Twisted Fantasy (2010), des opus majeurs sur lesquels sa patte musicale en tant que co-producteur sur quelques titres se fait ressentir avec une certaine netteté. Reprenant du grade, Kanye lui proposera un temps le siège de président de G.O.O.D. Music. De grandes retrouvailles s’ensuivirent, celles avec ce bon vieux Common, plus de dix qu’on attendait ça. Il produira en effet le très soulful The Dreamer / The Believer. Son influence créative et artistique devient reconnue au point qu’il est débauché par Def Jam pour en être le responsable A&R en 2011, sans pour autant laisser G.O.O.D. Music puisqu’il s’investira dans les deux premiers albums du nouveau poulain basé à Detroit, Big Sean (Finally Famous et Hall of Fame). Il développe en parallèle sa structure ARTium Recordings, signant la nouvelle égérie du r&b contemporain Jhene Aiko, son groupe Cocaine80 (avec le brillant auteur-chanteur James Fauntleroy), puis lance les carrières en major des jeunes Logic et Vince Staples, avant d’offrir un contrat à ce cher Common. D’habitude très porté sur les samples de soul et de rock, c’est avec ces deux derniers MCs que No I.D. va expérimenter de nouvelles sonorités incroyablement avant-gardistes, à la fois techniques et épurées, sur respectivement Summertime ’06 et Nobody’s Smiling, avec un succès critique plutôt au rendez-vous.
Pour 4:44 (on parle bien de l’album puisqu’il le produit dans son intégralité), No I.D. a préféré revenir à ses premiers amours : les échantillons de standards de soul music. Les samples eux-mêmes auraient été soufflés dans son oreille par Jay-Z. Et que dire de plus : ils conviennent parfaitement comme un costume sur-mesure à notre homme Jigga. On y reviendra plus tard.
On peut supposer que, comme pour ses derniers classiques en date The Black Album et American Gangster, 4:44 ait été enregistré en « one-shot ». Cette façon de travailler rapidement et secrètement pour capter l’instant présent visent à ce que, dans le futur, on se souvienne de ce moment-clef de sa carrière. Le premier acte du rappeur quadragénaire est de régler ses comptes sur « Kill Jay-Z », avec lui-même et le reste du rap jeu. Développant quelques rimes bien placées et tuant l’égo de son propre personnage, il nous parle de ce petit frère encombrant qui se prend une pour une diva complètement mégalo et qui a récemment perdu la boule (suivez mon regard). Réaction dans la presse du destinataire de ce remontage de bretelles : « Gneu gneu puisque c’est ça je quitte Tidal gneu gneu. » Voyez le tableau d’un peu plus loin : Kanye vient de se faire remettre à sa place par ses deux grands frères spirituels qui l’ont catapulté. Mieux encore : le maître No I.D. s’empare du morceau « Bam Bam » de Sister Nancy (« Bam »), déjà catapulté par son ex-protégé Kanye West sur son fameux break de « Famous », comme pour rappeler qui est le daron.
La famille est la composante essentielle de 4:44, avec son lot de révélations et de punchlines qui font leur effet ou leur petit scandale. Le morceau-titre (qui dure 4 minutes 44 pile) contient des rimes remplies de remords – une bonne raison de se réveiller dans la nuit noire. Une raison pour enregistrer seul chez lui et déballer tout ce qui lui pèse sur la conscience. Notamment la crise qu’il a connu au sein de son couple après avoir admis tromper sa femme Beyoncé. « Look, I apologize, often womanize / Took for my child to be born, see through a woman’s eyes / Took for these natural twins to believe in miracles / Took me too long for this song, I don’t deserve you. » À plus de quarante ans il était peut-être temps pour le fondateur de ROC Nation de prendre ses responsabilités personnelles et d’ouvrir un peu les yeux sur sa femme exceptionnelle, et ses enfants qui l’obligent à grandir.
Au passage, on se pose la question de savoir si la première naissance était voulue, vu ce qu’il déclare avec un flow très parlé, comme sur la grande majorité du disque. Sur la piste suivante « Family Feud », il avoue : « Yeah, I’ll fuck up a good thing if you let me / Let me alone, Becky. » Vous savez, la fameuse « Becky with the good hair » dont Beyoncé faisait référence sur LEMONADE. Bien qu’il soit courant chez lui d’évoquer les histoires d’ordre privé (on l’a vu sur « Lost Ones » en 2006, « Where Have You Been » sur The Dynasty…), jamais il n’a autant fait étalage de ses émotions et ses erreurs jusqu’à maintenant.
La famille réveille chez old Hov des moments de nostalgie, des bons comme des mauvais. Il évoque l’homosexualité de sa mère Gloria Carter sur « Smile » et son père qui les abandonne sur la chanson qui porte son nom (« Adnis », disponible sur la version physique). Sur « Legacy » et « Blue’s Freestyle / We Family » (où l’on peut entendre sa fille aînée rapper), le papa rappeur prend enfin la mesure de la tâche qui l’attend pour le futur. En parlant de nostalgie, « Marcy Me » fait un grand bien à écouter, le sentiment devenant tout de suite communicatif. L’argent non plus n’est jamais loin de Jay-Z, plus ou moins assis sur une montagne de dollars. Mais plutôt que de nous éclairer sur la façon dont il le gagne avec un discours de membre du CAC 40, sur « Family Feud », « Smile » et « The Story of OJ » – qui traite du racisme en filigrane –, il évoque évidemment ses succès mais aussi ses échecs, ses choix discutables, ses paris manqués.
Grâce à No I.D., l’art du sampling reprend toute sa place et sa grâce dans la discographie de Jay-Z, comme pour Blueprint 1 et 2, Black Album et American Gangster. Pas de problème de sample clearance quand on est multimillionnaire n’est-ce pas ? De Nina Simone sur « Story of OJ » à « Fu-Gee-La » sur « Moonlight », référence à la dernière édition des Oscars quand La La Land (white privilege) l’emporte sur Moonlight (black excellence), en passant par « Love’s In Need of Love Today » de Stevie Wonder pour « Smile », nos deux hommes utilisent des standards de choix. Une belle sélection de grands crus millésimés. Pour varier les plaisirs en surprenant un peu, « Bam » apporte une touche reggae reprenant le classique « Tenement Yard« , surlignée par la présence notable de Damian Marley – qui s’était déjà distingué aux côtés du grand rival historique Nas.
On parle ici de sampling dans son usage le plus pur, presque rudimentaire, l’antithèse de la sophistication (excepté peut-être l’aspect trap/soul de « Smile »). Une production sans matières grasses et sans sucre ajouté, si possible loin des produits de consommation actuels, tout en gardant une très longue durée de conservation. Presqu’un album de rap indé, enregistré avec peu de moyens dans la forme, si on retire les sans doute coûteux featurings de son épouse Beyoncé, Damian Marley, Kim Burrell et Frank Ocean préposés aux refrains et choeurs. Tout se joue sur la façon de jouer des samples, et d’y poser le beat adéquat. Et c’est tout. Pas besoin de Kanye finalement – qu’il reste avec ses douze producteurs par tracks. Le maître fait, à l’heure qu’il est, mieux que son élève, tandis que Jay-Z ne perd en rien sa mesure à balancer des punchlines sans prévenir (« I Bobby Schmurda anybody ya heard of », « Y’all think small / I think Biggie », etc…). Histoire de rester compétitif. Brève rectification : No I.D. n’est pas le seul artisan sur la version CD de 4:44 puisque James Blake co-produit deux des trois bonus tracks. Ça compte vraiment ?
Jay-Z va droit au but sur chaque morceau et marque presque à chaque essai, pour montrer qu’il reste uns des grands patrons du rap jeu depuis… pratiquement 20 ans. Les belles carrières dans le rap sont une affaire de personnes qui ont des plans et les mettent en pratique. Pour ce 13ème album, Shawn Carter est redevenu un peu plus Jay-Z que le richissime homme d’affaire, plus mature en tant qu’être humain (mieux vaut tard que jamais). Du « grown-ass rap » au même titre que Ludaversal de Ludacris – ou mieux, Life is Good de Nas. En tout cas il est moins boursier et dir com que précédemment, en signant ici son portrait le plus intime à ce jour et en dévoilant ce qu’il a sur le cœur, le poids de ses fardeaux, de ses regrets, de ses fautes et ses faiblesses. Même si l’on garde évidemment en tête que Jay reste maître de son image : l’Histoire fera la part des choses entre le discours à cœur ouvert et les confessions calculées.
Le verdict final : 4,44/5, évidemment.