Comme l’a très bien identifié le DJ français Jean Nipon dans l’émission de critique musicale de la revue Audimat, Musique Info Service, Joke est un artiste en trois dimensions. Un mec ancré dans son époque. Son succès s’en explique.
Parce que la musique ne s’écoute pas seulement avec les oreilles, il y a trois dimensions que tout artiste doit atteindre pour se constituer un univers. Celui-ci doit pouvoir proposer un discours, d’une part, mais aussi développer un son et imposer une image. Ces trois dimensions répondent naturellement aux trois différents canaux de réception que sont le cœur, les oreilles et les yeux : « J’te mets une balle dans la tête hmm, crack dans la tétine, claque sur ta rétine, enfile ma cape violette », extrait de « Louis XIV », EP Tokyo.
Ces trois dimensions sont intimement liées : si le discours ne correspond pas à l’image ou que le son ne correspond pas au discours, le message sera considéré comme faux et son auteur en sera discrédité. Lorsque plusieurs artistes partagent le même univers, celui dont le message paraît le plus clair, le plus précis et donc plus vrai, sera plébiscité.
Le discours
Le discours nous éclaire sur les idées, les objectifs et les ambitions de son auteur. Il n’y a donc pas des multitudes de discours ; il existe, par contre, des nuances qui se regroupent, le plus souvent, en thèmes. Joke tire le sien de ses ambitions en embrassant à pleine bouche la culture de la gagne : « (J’veux) gagner du green comme Celtics / Mes Bulls, mon équipe, les négros vont s’gratter les veines pour l’16 titres », extrait de « Tokyo Narita », EP Tokyo. « Sexe, pouvoir et biftons », disait Ärsenik en 1998. Ce matérialisme exacerbé est l’une des grandes constantes du rap, il est vrai. Mais cela n’en fait pas une tare pour autant, comme pourraient le laisser entendre ses détracteurs : la qualité d’un discours est déterminée par le talent de son auteur. C’est en développant son propre champ lexical, ses propres mots d’esprit que le discours gagne en personnalité et devient donc plus identifiable. Il n’est pas ici question de juger de sa valeur morale mais bien de sa présence inhérente à l’œuvre de tout artiste, quel qu’il soit, et de son éventuelle pertinence.
Le maître-mot qui vient tout de suite à l’esprit, dans ce cas de figure, est « cohérence ». C’est la cohérence qui juge le bien fondé d’un discours, la cohérence de l’orateur vis à vis de son texte. Celle-ci sera renforcé par des éléments de langages qui viendront répéter, à qui veut l’entendre, les idées fortes et les valeurs de l’artiste, par exemple. Chez Joke, le gimmick « on est sur les nerfs » revient le plus souvent, et ce depuis ses débuts. On y perçoit de la rage : la rage de vaincre de celui qui a toujours faim de conquête et qui promet d’être le meilleur. Son ambition.
La musique
La musique, ensuite. C’est le vecteur d’émotions par excellence. Joke parle souvent de feeling, c’est exactement de cela qu’il s’agit. Ce sentiment qui est, en fait, un état affectif dû à une émotion, est la clef : c’est par elle que s’ouvrent toutes les portes de la créativité et de la particularité sonore. « Le son, c’est 75 % du morceau… Je considère ma voix comme un instrument », dit le Montpelliérain dans l’une de ces interviews. Parmi tous les éléments qui constituent sa musique, c’est peut-être sa voix, son principal instrument, qui le démarque le plus.
L’addition vocale, sonore et lexicale qui compose sa musique donne des morceaux assez marquants : les soulful « Luther Burger » et « Max B », les aériens « Kyoto » et « Threesome », les avant-gardistes « Louis XIV » et « On est sur les nerfs », ou encore les slow jam « Menace » et « Jen Selter ». Et non, ce n’est pas monnaie courante dans le rap français : son public l’enfermerait volontiers dans l’un ou l’autre de ces styles, mais force est de constater que son éclectisme prend le pas sur toutes les autres considérations.
L’image
L’image étant plus que jamais prédominante de nos jours, elle est, dans bien des cas, la première idée qu’on se fait d’une personne. Elle agit comme un référentiel qui nous renseigne sur la crédibilité d’un personnage par rapport à ses prétentions. C’est aussi un argument de vente qui permet une connexion instantanée entre l’artiste et son public, par un phénomène d’identification. L’artiste peut, dès lors, développer une imagerie qui viendra tapisser son univers et se transformera, à terme, en une marque à part entière.
L’image de Joke oscille entre vulgarité et raffinement. Le clip de « Luther Burger », qui l’a d’ailleurs révélé aux yeux de beaucoup, illustre assez bien cette dualité. Ce contraste apparaît également dans certains de ses couplets, entre politesse et insolence lorsqu’il s’adresse à la gente féminine : « Alors mesdemoiselles, j’voudrais m’excuser de vous avoir baisé après un plat de pâtes au pesto », extrait de « Max B », EP Tokyo.
Quand les autres rappeurs s’arrêtent, lui continue. Sa singularité et sa propension à ne pas faire les choses à moitié se remarquent aussi bien dans son style que dans sa musique. Son attitude nonchalante cadre parfaitement avec sa voix monocorde du mec à peine tombé du lit. La qualité de son image témoigne de l’importance qu’il y accorde. Elle traduit également un désir de constance : tous les visuels de ses différents projets portent la signature de son graphiste maison, Kidi Ben, également membre de son groupe Les Monsieur (à l’exception de l’art de Delorean Music, son dernier EP, réalisé par Ben Dorado). Et au niveau de la production de ses clips, Joke alterne entre les réalisateurs de talent (Nicolas Noel, Valentin Petit, Kevin El Amrani, etc.) mais ne lésine jamais sur la qualité du produit. Prendre le risque d’entacher l’imaginaire visuel qu’il a durement créé via un street clip artisanal ? Très peu pour lui. Cohérence, qu’on vous dit.
Un univers
Défini par sa musique, son discours et son image, l’univers de Joke est un écosystème dans lequel tous ses délires prennent sens. « Le contexte est plus fort que le concept », disait Solaar. L’univers est certainement l’élément le plus important chez un artiste, dans le sens où il favorise une connexion avec les personnes qui lui ressemblent – ou qui aimerait lui ressembler. Cette idée est parfaitement développée par Seth Godin, conférencier à succès, diplômé en informatique, philosophie et marketing, dans son livre « Tribus ». L’ouvrage vante les mérites du marketing viral comme outil de développement de tout business, via le pouvoir des nouvelles communautés qui se forment sur le web. En accordant autant d’importance à la définition et la démarcation de son univers, Joke est crédible. Il galvanise en s’assumant sans mesure, au point de donner envie aux gens d’atteindre son niveau d’insouciance et sûreté.
Son approche est authentique. Et si on se trompe et qu’elle ne l’est pas, Joke est juste très bon acteur.
Mais qu’en est-il de cette quatrième dimension ?
C’est ce monde parallèle dans lequel les grands artistes transportent leur public en prenant contrôle de tous leurs sens – à la manière du chevalier des Gémeaux dans la saga des Chevaliers du Zodiaque – que Joke doit atteindre. Il n’y est pas encore tout à fait ; on ne devient pas chevalier d’or en un claquement de doigts. Pour cela, il doit apprivoiser cette espace de vérité qu’est la scène. Un processus qu’il a déjà plus qu’entamé en gommant ses lacunes scéniques de début de carrière reprochées par certains.
« Nous sommes transportés dans une autre dimension, une dimension faite non seulement de paysages et de sons, mais aussi d’esprits. Un voyage dans une contrée sans fin dont les frontières sont notre imagination : un voyage au bout de ténèbres où il n’y a qu’une destination : la 4ème dimension. » (The Twilight Zone)
Il y a deux sortes d’artistes : les extravertis et les introvertis. Les premiers sont d’un naturel impulsif, sans filtre, et se donnent généralement très facilement en spectacle afin de capter l’attention du plus grand nombre. De prime abord, ils semblent meilleurs face à un public. Les seconds sont plus discrets, réservés, et renvoient, très souvent, une image froide et hautaine. Avant de se livrer pleinement, ceux-ci préfèrent d’abord avoir le contrôle sur leur environnement. Les « bêtes de scènes » sont souvent des personnes introverties IRL, et ce parce qu’ils sont obsédés par le contrôle : Joke se retrouve dans cette catégorie. Il est clair que l’artiste qu’il est ne laisse rien au hasard : il ne faut pas se laisser berner par son apparente et volontaire nonchalance. Fin calculateur, Joke semble s’être tracé un itinéraire millimétré vers le succès. S’il peut (à dessein) laisser planer le doute sur sa destination, force est de constater que lui sait où il va. La quatrième dimension, en somme.
Joke repart en tournée pour le #AteyabaTourPart2. Dates et infos ici.
Article par Thomas Daligou, édition par Antoine Laurent et Thibaut Giuliani