Journaliste ayant fait ses gammes – entre autres – chez Les Inrocks, Noisey, Brain Magazine ou Slate, Maxime Delcourt est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur la musique au sens large. Sa collaboration avec la maison d’édition Le Mot Et Le Reste avait ainsi déjà éprouvé cette polyvalence sur des bouquins dédiés au jazz ou à la variété française. Mais lorsqu’il s’est emparé du sujet de 2pac, on imagine aisément la pression qui a dû rapidement s’installer sur ses épaules. Véritables cultes dépassant largement le cadre du hip-hop, la vie et l’oeuvre du gangsta parti trop tôt ont guidé plusieurs générations sur la voie du rap et de sa culture.
Les aficionados et hip-hop heads avertis pouvaient sans doute se targuer de déjà tout connaître de la vie de l’auteur des classiques « Dear Mama » ou « California Love ». Sorti en octobre dernier, le roman 2Pac, Me Against The World est pourtant rapidement devenu une référence francophone sur le sujet, croquant sans fausse note ni romantisme mal placé la vie d’un rappeur ayant traumatisé tout un genre musical, tout en assurant involontairement des décennies d’affaires qui roulent pour les vendeurs d’articles dérivés. Mythes fondateurs, héros d’une époque et émancipation de la jeunesse noire américaine : on a fait le point avec Maxime Delcourt sur ce que lui a révélé son travail minutieux sur ce sujet brûlant à jamais.
SURL : Au-delà de ce qui est parfois une nécessité de romancer une vie réelle pour en faire une fiction prenante, on sent dans le livre qu’il y a en fait très peu de choses qui semblent « exacerbées ». C’est parce que la vie de Tupac est elle-même une histoire « plus grande que la fiction » ? Toi-même, tu fais le parallèle avec la mythologie grecque et les récits de Shakespeare.
Maxime Delcourt : Bien sûr ! On parle quand même d’un artiste qui est décédé à seulement 25 ans et qui semble avoir vécu la vie d’un mec de 60 ou 70 ans. Sa vie tient du scénario presque parfait : il est issu d’une famille très portée sur l’engagement, notamment au sein des Black Panthers. Il a grandi dans le New York des années 1970, au moment où les aides sociales ont été coupées et où le crack a fait son apparition. Il a ensuite emménagé à Baltimore, qu’il considérait comme le fond des chiottes mais qui, paradoxalement, va lui donner envie d’être artiste. D’ailleurs, c’est quand même marrant de se dire qu’il a eu très tôt conscience de son potentiel charismatique. À Oakland, alors qu’il n’a pas encore vingt ans, il annonce quand même à Leila Steinberg, une femme qui va beaucoup l’aider à ses débuts et lui permettra d’intégrer le Digital Underground, « vous ne me connaissez pas, mais je vais devenir une star« . Un peu comme s’il avait conscience du destin qui lui était réservé. Un peu comme s’il savait être ce « Prince noir » censé sauver la « Nation noire », comme l’aurait prétendu sa mère à sa naissance.
Quant à Shakespeare, c’est vrai que, au-delà du simple fait d’avoir joué dans quelques pièces du dramaturge, 2Pac lui vouait une grande admiration. Son professeur d’art dramatique à Baltimore le disait : « il avait Shakespeare dans la peau. » Et c’est vrai que, à l’instar des personnages de Shakespeare, 2Pac semblait constamment tiraillé entre le bien et le mal. L’un de ses potes d’enfance a même réalisé un tableau nommé Shakurspeare.
Pour rester sur cette idée de mythologie, l’histoire de Tupac et Biggie avec ses périphériques (Suge Knight, Faith Evans partagée entre les deux) a tout de la tragédie grecque. Est ce que c’est un des premiers mythes fondateurs du hip-hop ?
Je pense en tout cas que c’est sans doute le mythe le plus populaire, mais il y a eu avant 2Pac, et surtout avant son conflit avec Biggie, des histoires très fortes au sein du hip-hop. Je pense notamment à N.W.A., pour cette façon qu’ont eu des Blacks issus des quartiers pauvres américains de s’imposer au sein de l’industrie musicale avec violence et intransigeance. Mais on peut remonter également jusqu’à Afrika Bambaataa, dont l’histoire et la richesse des préceptes participent à quelque chose qui va déjà au-delà du hip-hop.
Aujourd’hui, les liens entre hip-hop et ciné/télé sont abondants. Tupac fut l’un des premiers à avoir compris les ponts qui pouvaient être jetés entre les deux, non seulement à s’y illustrer mais à y appliquer une exigence digne de l’Actor’s Studio. Finalement, est-il assez logique qu’aujourd’hui, Tupac soit lui-même devenu un personnage de fiction ? Et y a-t-il un danger pour un acteur à interpréter un homme réel qui a accordé lui-même autant d’importance au storytelling, dans sa vie et sa carrière ?
Comme on le disait, la vie de 2Pac a tout d’un roman noir. Donc il est assez logique que les cinéastes ou les scénaristes s’intéressent à son profil, au-delà du simple gage de rentabilité qu’un projet cinématographique autour de sa vie puisse engendrer. Cela dit, c’est un terrain assez dangereux : 2Pac était quelqu’un de très charismatique. Toutes les personnes que j’ai eu l’occasion de rencontrer pour le livre me l’ont dit : quand ils étaient dans une pièce, même quand il était jeune, c’est lui que l’on écoutait et qui captait l’attention. Et ça, c’est quelque chose qu’il faut savoir retranscrire. Ça n’était malheureusement pas le cas dans les biopics de N.W.A. et Biggie, où 2Pac passait pour un type simplement nerveux et arrogant, donc j’espère que le biopic à paraître en juin sera fidèle à cet aspect de sa personnalité. Ainsi qu’à toutes les nuances du bonhomme.
Ton livre est une biographie – ni à charge ni à décharge – de Tupac, mais pas seulement. C’est aussi une réflexion sur un pays (les Etats-Unis) à une époque de son histoire cruciale, pour le hip-hop mais aussi de façon plus vaste encore : socialement, économiquement, politiquement… Finalement, Tupac, sa vie sans concession et sa fin tragique, sont-ils aussi un symbole de cette époque ? Sa mort et celle, quasi-simultanée, de Biggie, a-t-elle marqué la fin de certaines utopies ?
C’est marrant parce qu’Oxmo Puccino, dans le cadre d’une interview, me disait que, pour lui, le hip-hop était en quelque sorte mort après les décès de 2Pac et Biggie. Je ne pense pas du tout que cela soit vrai, mais on ne peut pas nier non plus que la disparition de ces figures iconiques a marqué la fin d’une époque. La fin de Death Row, déjà, qui ne parviendra jamais à se relever de la mort de 2Pac et du départ de Dr. Dre et Snoop Dogg. Mais aussi, par la même occasion, la fin du premier âge d’or du rap californien, qui perd peu à peu la bataille face aux scènes venues de New York et d’Atlanta. Après la mort de ces deux icônes, c’est quand même l’émergence d’un rap beaucoup plus street, plus sombre encore, et sans doute moins festif, à l’image de Mobb Deep ou du crew Ruff Ryders qui va tout défoncer au croisement des années 1990/2000.
Dans ton livre, tu conclus en citant l’influence inquantifiable de Tupac sur le hip-hop et la sphère sociale dans sa totalité. Un rappeur semble se distinguer des autres pour reprendre le flambeau laissé par Pac, c’est Kendrick Lamar. Penses-tu pour autant qu’il soit possible, pour un rappeur aujourd’hui, de prendre une ampleur similaire, et d’accomplir autant de choses qui sorte autant du cadre du hip-hop que Pac ? Ou est-ce quelque chose qui est devenu plus difficile pour eux ?
On voit aujourd’hui que des rappeurs comme Kendrick Lamar ou Kanye West arrivent à atteindre des statuts réellement importants, que ce soit purement musical ou non. Ça prouve bien qu’il est encore possible, à l’heure où les modes changent très rapidement, d’avoir une carrière pérenne et d’avoir une ampleur assez forte aujourd’hui. Cela dit, les époques ont changé et, il faut bien l’avouer, le monde est quand même moins politisé : Kanye West profite surtout de sa célébrité pour expérimenter son langage musical et s’afficher dans les médias, tandis que Kendrick Lamar, derrière ses propos très engagés, semblent plus enclin que les artistes des années 90 à jouer le jeu de l’entertainment. Concernant 2Pac, on parle quand même d’un mec qui, en 25 ans à peine, a systématiquement cherché à aider les siens, que ce soit à travers le mouvement Thug Life ou ses albums, qu’il voulait vendre en masse pour avoir suffisamment d’argent afin de subvenir aux besoins de sa communauté. On parle aussi d’un rappeur décédé à un âge où des poids lourds du hip-hop comme Jay-Z et Kanye West n’avaient pas encore enregistré leur premier album. C’est donc très difficile de savoir si un tel comportement est encore possible aujourd’hui à un niveau aussi populaire. Je l’espère, en tout cas.
Shakespeare disait : « Ce qui est passé est prologue. » L’histoire de Tupac, c’est aussi ça : une histoire qui commence après sa mort ?
Disons qu’il a vraiment pris une autre dimension après sa mort. Quelque chose qui lui permet d’inspirer aujourd’hui encore des dizaines d’artistes – Bishop Nehru qui doit son nom au personnage de Tupac dans Juice, Lucio Bukowski qui nomme un de ses titres « 2Pac, Molière Et Les Licornes » -, d’être le premier artiste mort à avoir eu le droit à son concert en hologramme, d’être l’artiste le plus écouté dans les prisons anglaises ou d’être une icône au même titre que Bob Marley ou Kurt Cobain. Paradoxalement, sa mort a vraiment permis à son œuvre – qu’elle soit musicale ou sociale – de passer à la postérité. En France, on ne s’en rend peut-être pas compte, tant tous les articles le concernant semblent revenir en permanence sur ses coups de sang ou sa rivalité avec Biggie, mais on parle vraiment ici d’un rappeur admiré par une très grande majorité des rappeurs américains. Tous se reconnaissent dans son legs. Et il est très important de noter, d’ailleurs, que 2Pac a également très bien géré la mythologie autour de sa mort. Ce n’était pas conscient, attention, mais il y a tant de titres qui parlent ou qui mettent en scène sa disparition, que sa mort – qu’il savait proche – ne pouvait que le projeter dans de nouvelles dimensions.
Le livre 2Pac, Me Against The World de Maxime Delcourt est disponible dans toutes les librairies et points de vente habituels.