Trois migos sont dans un bando. Quavo tombe dans une marmite de sirop. Qui reste-t-il ? Offset et Takeoff, prêts à le relever pour l’aider à esquiver les balles de semi-automatique et les filles qui en ont « après leur money, Monopoly« . Avec C U L T U R E (que l’on écrira désormais Culture pour d’évidentes raisons d’économies d’énergie), les Migos livrent le fruit d’un travail collectif et acharné qui les aura vu suivre une pente ascendante depuis 2013 et l’arrivée de « Versace » aux portes des radios américaines.
Avant de parler de l’album en lui-même, il est inévitable d’évoquer le timing. Peut-être l’élément essentiel pour expliquer le succès de Culture – les charts ne s’y sont pas trompés. Prouvons-le par un contre-exemple : celui de Young Rich Nation, leur premier opus sorti en 2015. Ce jalon devant être à la hauteur des ambitions des nouveaux Beatles fut une bonne surprise. Porté par des bons singles comme « One Time » et des titres plus originaux comme « Gangsta Rap », l’album était à la hauteur. Malheureusement, l’emprisonnement d’Offset empêchera toute promotion sérieuse du projet. Et surtout, il a fallu se rendre à l’évidence : en 2015, à peu près tout le monde considérait que les Migos étaient une bonne blague, et qu’on avait suffisamment rigolé. Difficile de leur donner totalement tort avec les dizaines de singles interchangeables ; à l’époque des très bons « Emmith Smith » ou « Charles Barkley« , il suffisait souvent de lire le titre d’un track des Migos pour pouvoir rapper le refrain sans se tromper avant même d’avoir entendu le morceau.
Nous voici pourtant début 2017, « Bad And Boujee » est numéro un des charts, Culture l’un des évènements de ce début d’année, et les Migos peuvent se déclarer étendards d’une culture sans rencontrer d’objection sérieuse. Que s’est-il passé ? Les Migos ont tout simplement évolué comme ils l’ont toujours fait : à force de travail acharné, et dans la continuité.
Il suffit de voir l’année 2016 ridiculement prolifique en prestations rappées-chantées de qualité de Quavo, de « Congratulations » à « Good Drank« , pour s’en convaincre. Offset n’a pas arrêté non plus d’affiner son attitude de gangsta pas venu-là pour voir passer des sacs sous son nez sans rien tenter. Il est le pied le plus ancré dans la rue, celui dont les frasques et les aller-retours en prisons ont rendu incertaine la destinée du groupe. Takeoff, avec sa voix rauque de mec qui rentre sur le beat en explosant la porte avec son pied, est l’artisan du triplet flow, cette façon d’empiler des triolets dans des rythmiques binaires avec une précision métronomique. Sublimé dans son utilisation par Takeoff et les Migos, le triplet flow est devenu un véritable standard de l’époque. Ce n’est pas Killer Mike qui dira le contraire dans le dernier Run The Jewels.
Après avoir tant influencé la scène américaine par leurs flows inventifs et leurs refrains répétitifs qui s’accrochent aux oreilles pour ne plus jamais en partir, les Migos revendiquent leur appartenance au patrimoine mondial du rap. L’objectif ? Voir adoubé leur apport à la culture dans son expression la plus large. Et en guise de manifeste, ce Culture.
« Bad and Boujee » est le fer de lance de l’album. Le tube qu’on ne présente plus n’est pas le meilleur single des Migos jamais sorti (difficile de dire qu’il surpasse haut la main « Fight Night » ou « Bando« ). Il n’est même pas le meilleur morceau de Culture (on se tournera plutôt vers « T-Shirt » ou « What The Price »). Mais après avoir repéré sa viralité potentielle sur les réseaux sociaux, le label 300 Entertainment l’a propulsé avec succès sur toutes les ondes numériques et analogiques – exactement le genre de choses que 300 a pour but de réaliser, mais c’est une autre histoire.
Pour forcer l’entrée de Migos au patrimoine, DJ Khaled vient débiter ses gimmicks habituels et situer le cœur du problème (« For all you fuckboys that ever doubted the Migos, you played yourself!« ). S’ensuit une intro dans la pure tradition migosienne, dynamique, percutante, avec un Takeoff perpétuant la longue tradition de namedropping sportif. Mais bien vite, on est calmés dans nos habitudes. Fini les incantations frénétiques à la « Versace ». Les Migos n’ont désormais plus rien à prouver, et affichent un triomphalisme serein qui en atteste. Le trio a d’ailleurs convoqué un invité surprise : le silence. En laissant enfin leur musique respirer (à l’image des espaces séparant les lettres de la forme stylisée du titre de l’album), ils parviennent à la rendre plus comestible sur un long format.
« T-Shirt » arrive vite et on se dit que tout va bien se passer. Clin d’oeil appuyé à une phase de Shawty Lo sur le refrain pour montrer qu’on ne se revendique pas d’une Culture sans la connaître sur le bout des doigts, MCs au style – enfin – nettement distinguables… le tube se fraie un chemin hors du terrier tandis qu’Offset file la métaphore animale (« Never been a gopher, but I always been a soldier / Young niggas in the cut, posted like a vulture »). S’ensuit l’autre single Call Casting et son goût du travail bien fait (« I beat the pot with a passion« ), avant le fameux « Bad And Boujee », nouvelle ode incontournable aux croqueuses de diamant.
Comment gérer les feats lorsqu’on essaie d’établir des faits, rien que des faits ? Prenez deux icones de la nouvelle génération (Lil Uzi Vert et Travis $cott), ajoutez-y deux légendes vivantes de la trap (Gucci Mane et 2 Chainz) et le tour est joué. Les instrus sont signées Cardo, Purps de la 808 Mafia, Murda Beatz, plus quelques nouveaux visages… Et le collaborateur de longue date Zaytoven sur trois tracks, avec ses notes délicates de piano qui donnent effectivement l’impression que « les oiseaux dans le piège chantent du Brian McKnight« .
La passion récente de Quavo pour le rap mélodique et chanté donne lieu à de nombreux passages épiques et plus particulièrement aux excellents « Out Yo Way » et « What The Price ». Les refrains hypnotiques ne sont pas oubliés pour autant (« Deadz » ou Quavo compte les présidents morts sur ses billets en sortant du lit). Niveau météo, les prévisions annonçaient une pluie d’adlibs. Ces interjections, mots et onomatopées récités entre les rimes ponctuent les interventions des rappeurs avec entrain et créent un deuxième morceau sous la surface du premier. Là encore, les Migos ont beaucoup fait pour la popularité de ce procédé et les voir maîtriser cet art avec tellement d’insolence n’est qu’un juste retour des choses.
Les morceaux ne se détachent pas d’une certaine mélancolie, comme sur « Big On Big ». Que faire de plus quand on a déjà tellement imprégné la scène à son image ? Rapper avec la force tranquille de ceux qui n’ont plus grand-chose à prouver (« How you go big on big« , ou comment ne serait-ce qu’envisager une compétition alors que les règles mentionnent ta défaite). La prod de Zaytoven est magnifique, avec ses notes de piano qui évoquent le manoir aux marbrures rococo, la fontaine dans l’allée et les Maybach dans le garage.
L’écoute dure une heure mais s’achève assez rapidement, après un feat atmosphérique avec un Travi$ Scott qui rend les services rendus sur ses projets personnels, et précise qu’il prend la cocaïne qu’il a dans les cheveux pour des lentes (à bon entendeur). L’album ne comporte que des morceaux solides qui pourraient trouver leur place dans toute bonne playlist de rap d’aujourd’hui. Non pas qu’ils soient tous transcendants (« Get Right Witcha » et « Brown Paper Bag », ni meilleurs ni moins bons que n’importe quel morceau lambda des Migos). Toujours est-il que leur agencement et leur tonalité cohérente forment un tout qui dépasse de loin l’ensemble de leurs projets précédents.
Avec Culture, les Migos revendiquent une place méritée derrière les manettes du rap des années 2010. Le groupe a depuis ses débuts connu les regards suffisants : il suffit de voir qu’ils étaient rejetés encore très récemment des plateaux télé avant que Donald « Childish Gambino » Glover ne leur rende hommage aux Golden Globes pour réaliser que la réussite tient à peu de choses. Mais avec Culture, Migos tient son disque abouti qui deviendra peut-être dans plusieurs années le marqueur d’une époque. Et que l’on ressortira aux journées du patrimoine de cette musique, pour répondre aux nouveaux auditeurs qui demanderont : « mais d’où vient tout ça ? ».