Des mois qu’on en parle. Un début de canicule annonciateur en fin de semaine dernière. Ce lundi 8 juin, on a gardé un tube de Biafine à portée de main, en cas de grande brûlure. Feu, le premier album solo de Nekfeu, est dans les bacs. Verdict.
2012. Première rencontre avec Nekfeu. À peine 22 ans et déjà bien déterminé à bouffer le monde qui commence à lui tendre les bras, il arbore fièrement un t-shirt ‘Lucide’, en hommage à Disiz, qui s’apprête lui à faire son grand retour avec sa trilogie.
Trois ans plus tard, une Victoire de la Musique avec 1995 et des dizaines de millions de vues sur Youtube, Nekfeu revient, en solo cette fois-ci, avec un opus ultra attendu. Sobrement baptisé Feu, Nek ne prend même pas la peine d’afficher son visage en couverture, et piétine son ombre dans une flaque d’eau à travers les flammes d’un grand coup de pied.
Retour en arrière. Le 18 décembre dernier, Nekfeu sort « Time Bomb ». Prod à l’ancienne, clip ovni tout droit sorti des années 90, le rappeur rend encore et toujours hommage à « l’âge d’or » du rap. Pas convaincant pour tout le monde – trop opportuniste, trop de bruit pour rien – le jeune rappeur a le mérite de prouver qu’il reste un kickeur dans l’âme et qu’il est, toujours, le maître ès allitérations de l’hexagone. Le 3 avril, il frappe un gros coup sur la table en balançant le clip d’ « Egérie », hommage à Kanye West et à sa tuerie « Flashing Lights ». Cette fois, les sceptiques changent leur fusil d’épaule : et si Nekfeu avait finalement tout compris ? Il est encore un peu tôt pour le savoir. Il faudra attendre deux mois pour avoir la réponse, même si « Nique les Clones, pt. II », exercice technique mené d’une langue de maître, termine quelques semaines plus tard d’échauffer les esprits. Et ce malgré une ou deux phases mièvres, qu’on reprochait jadis à certains de ses écrits – « j’ai poussé comme une rose parmi les orties » ; « et pour ne pas qu’on se moque de moi je bouquinais en cachette pendant que les gamins de mon âge parlait de voiture ».
Lundi 8 juin. Nous y sommes : Feu est sorti ce matin. 18 titres, dont « Egérie », mais aussi « Tempête » présenté quelques jours plus tôt, un duo avec Ed Sheeran et des feats avec « la famille » : Sneazzy, Doums, le S-Crew et Alpha Wann. Bon, alors, ça donne quoi ?
Justement. Après quelques écoutes, Feu laisse le sentiment d’une grande réunion de famille, où chacun trouverait son compte sans trop d’embrouilles à la fin d’une grande bouffe. Le principal intéressé résume lui-même pas trop mal la couleur de l’ensemble dans une interview accordée à 20 Minutes : « Un tiers de conneries, [et] deux tiers d’élévation. » Avant d’ajouter : « Avec cet album, j’ai voulu être le plus sincère possible. » Et de sincérité, Nekfeu n’en manque clairement pas. Il se livre relativement sans concession dans Feu, abordant durant l’heure 19 de l’opus son ennui, le manque d’argent, les meufs, les potes, le succès et l’avenir incertain. Du goût des choses bien faites, non plus. Les prods sont soignées au millimètre, le boulot effectué par les meilleurs et les plus en vue du moment : Superpoze, Stwo, Pierrick Devin (Phoenix). Mais ce n’est pas sur surprise : depuis ses débuts et l’emballage médiatique autour d’1995, Samaras a pris la fâcheuse habitude de parler peu, mais d’agir bien.
Victime de son succès auprès de la (jeune) gente féminine, l’homme n’a cessé de se battre contre son image de jeune premier et Feu sonne comme une réponse matérielle au phénomène : sans qu’il ne soit jamais mentionné directement, mais à petits coups de sorties judicieuses, de clip bien sentis et de partis pris toujours assumés, Nekfeu a réussi à se tirer des filets dont on pouvait craindre qu’il reste prisonnier. Ce matin, Feu est bel et bien sur les toutes les lèvres, et pas seulement dans les boîtes aux lettres des filles en fleurs. Ça fait d’ailleurs des semaines que le projet, en précommande, est en tête du top iTunes tous genres confondus. Une vraie performance.
Chaud froid
Mais déjà, les voix s’uniformisent autour d’un même reproche : le projet manque d’audace. À trop vouloir rallier, Nekfeu livre un album sans prise de risque réelle, aux sursauts excitants certes, mais terni par – n’ayons pas peur des mots – la présence de tracks pensées pour l’antenne. Alors oui, « On Verra », « Reuf » (en duo avec Sheeran, donc) et « Rêve d’avoir des rêves » ne devraient pas manquer de squatter les radios cet été. Est-ce un tort pour autant ? Pas vraiment, à chacun de faire le tri. Ce sont les règles de jeu, tout me monde le sait et tous les artistes majeurs s’y plient, Booba et Kaaris en tête de file. Et tant que la méthode Nipsey Hussle ne sera pas généralisée, il faudra s’y faire et arrêter de se plaindre.
L’homogénéité de Feu n’est d’ailleurs pas à aller chercher dans son aspect thématique, ni même dans sa structure, au demeurant plutôt harmonieuse. L’une des forces de Nekfeu est celle qui a cimenté la plupart des bons artistes depuis la nuit des temps : la curiosité. Et là non plus, Nek n’en manque pas. Sur « Reuf », il ne se contente donc pas d’inviter Sheeran au refrain, mais s’essaye aussi aux sonorités deep house. Alors oui, pour de l’opportuniste, c’est de l’opportunisme, mais le résultat est là, et le pari est réussi.
Il faut garder une information capitale en tête en écoutant Feu : l’album n’a pas l’ambition de révolutionner quoi que ce soit. C’est avant tout le disque d’un jeune mec doué de 25 ans, avec ses galères et ses interrogations, qui grandit en musique et, dans ce cas précis, avec sa musique. Rendu célèbre par ses multi-syllabiques, Nekfeu, dont le goût un peu trop prononcé pour la chose commençait à sérieusement agacer, a eu l’intelligence de travailler d’autres techniques. Sa rythmique, par exemple. Il n’hésite plus non plus, grand bien lui en fasse, à jouer sur les intonations et sur les timbres (un nouveau gimmick à suivre?) et à pousser la chansonnette. Quelques phases pourraient bien marquer les esprits, notamment l’impressionnante fin de « Ma dope », du Nekfeu version pur sang : « J’ai des kilos d’white widow, Widow weed, oh oui, j’ai de la, de la weed, weed d’Hollande, d’Hollande / Oui, dawg, on m’en demande en mode dollar dollar, donnant-donnant. » Alors qu’on lui a jadis reproché de parfois kicker pour vouloir kicker en oubliant un peu la forme, la critique est aujourd’hui clairement à nuancer. Le leadeur du S-Crew fait désormais rimer raison et allitérations, à l’image du monstrueux « Tempête ». Sa technique est désormais affutée comme un bon vieux bois de chêne : « La vie, c’est apprécier la vue, après scier la branche. » Mention produit de l’année.
« Et Nekfeu, en voulant parler à tous, finiT par se perdre lui-même »
Le défaut de ce disque, s’il en est, est résolument ailleurs. Que Nekfeu prenne ou non des risques, le résultat est toujours le même : satisfaisant. Si bien qu’en définitive, on ne sait plus s’il prend plus de plaisir à les prendre ou à briller dans sa zone de confort. Comme un Sisyphe en Kenzo, Nekfeu pousse la pierre de son succès qu’il laisse finalement retomber, avant de s’en emparer à nouveau. Surtout, ne pas oublier qu’il faut plaire à tout le monde. Surtout, ne pas oublier qu’il ne faut pas plaire à tout le monde. Et si déclarer ne pas faire ses sons pour Laurent Bouneau, c’était déjà essayer de le faire ? « Ne rien dire c’est déjà dire quelque chose » ? CQFD.
Concrètement, le souci de Feu, aussi brillamment réalisé soit-il, c’est que le MC chevelu veut trop en faire. Et Nekfeu, qui crie « Nique les Clones » à qui veut bien l’entendre, ne sera-t-il pas en définitive celui qui en créera le plus ? S’il vaut mieux être quelqu’un que Monsieur tout le monde, un artiste se doit d’autant plus de faire respecter l’adage. En solo et libre de prendre ses risques, le rappeur s’étale trop souvent dans des couplets aux structures formatées, et pêche, déjà guetté par l’hybris, par soucis de plaire au plus grand nombre. Certes, on trouve bien quelques sursauts identitaires dans Feu, à commencer par la présence nombreuses références littéraires chères au rappeur, Kundera et ses Risibles Amours auquel il dédie un morceau fleuve de 8’45’’, Jack London et Martin Eden, Maupassant et Le Horla, et même une allusion bien sentie au géant Fante dans « Point d’Interrogation », mais c’est trop peu, trop disséminé, et cette fois-ci, bel et bien voilé par l’intention finale. Et Nekfeu, en voulant parler à tous, finit par se perdre lui-même.
« Assassin ou barman, barman ou écrivain, qu’importe : son sort était le sort de tous, sa fin ma fin ; et ce soir dans cette cité de fenêtres éteintes il s’en trouvait des millions comme lui et comme moi, aussi impossibles à différencier que des brins d’herbe mourante », rappelle justement John Fante dans Demande à la poussière.
Des propos qui font malheureusement tristement écho à la prison dorée dans laquelle Ken Samaras pourrait bien, à partir d’aujourd’hui, commencer à s’embourber. « Je me cherche encore », assure-t-il au Parisien. L’avenir et le prochain album, qui ne devrait pas voir le jour avant quelques années, nous dira s’il s’est trouvé, ou si les « meilleures réponses sont [toujours] des questions », comme il l’affirme aujourd’hui.
Mais qu’on se le dise : convivial, incisif par moments bien qu’un poil trop contrôlé et ponctué de quelques folies douces, Feu est bien l’album d’une génération. Celle qui, par sursaut, a redécouvert le rap un beau matin et a appris à l’intégrer à travers toutes les couches de son vécu, jusqu’à en faire un mode de vie aujourd’hui démocratisé. Avec cet album, Nekfeu pourrait bien faire enclencher le basculement final. Et rien que pour ça, on l’en remercie.
Auteurs : Julie Green et Eymeric Macouillard