De l’impossibilité à être seul, en couple ou en groupe. Avec son troisième album solo, « La fête est finie », OrelSan règle ses comptes avec ses vieux démons, toujours avec brio et mordant. Chronique d’une fin de partie où le loser gagne peut être bien à la fin.
Six ans après avoir vu exploser OrelSan aux yeux du grand public, le rappeur nous balance pourtant qu’il est « plus perdu que jamais » sur le morceau ouvrant son troisième opus, La fête est finie. Sur la pochette, on retrouve la pluie fine de Perdu d’avance et la tenue de super-héros du Chant des sirènes, ses deux premiers albums, comme si le rappeur nous prévenait d’emblée que ce disque allait servir de pont entre les précédents. Sauf que le métro a remplacé la voiture accidentée du premier, et que le masque de super-héros du deuxième album a disparu pour laisser place au OrelSan véritable – katana dans le dos, parce qu’il n’aime « que les mangas ». Loin de la médiatisation, paumé dans une rame et agglutiné à une masse informe de gens qui se touchent mais qui ne se connaissent pas. Et lui, regard caméra, main sur la vitre et visage fermé, comme à son habitude toujours différent.
La fête est finie, est sans doute le projet plus nostalgique et personnel d’OrelSan. Il tire d’emblée l’auditeur de son cocon, le met en face de ses contradictions, ses rêves, ses questionnements et ses ambitions déchues. Rétrospective du moi intérieur de l’auteur, il en profite pour prendre le temps de discuter avec nous des névroses qui l’entourent. L’album n’aurait pas pu mieux porter son nom : la fête vient de se terminer, place aux dialogues de fin de soirée où l’on essaye tant bien que mal de se faire comprendre de l’autre malgré les relents d’alcool. Alors on s’assoie sur un canapé et tandis que le silence se fait maître autour de nous, la voix d’OrelSan s’élève et prend le dessus pendant cinquante minutes. Une voix qui bute sur les mêmes thèmes, entame un nouveau chapitre, recommence, répète, rebute, revient, adapte, recommence, répète, rebute, revient, adapte, recommence : on est comme figé dans l’instant avec lui, prisonnier d’une boucle temporelle qui ne cesse jamais de tourner autour des mêmes constats. D’abord la peur de l’avenir, la hantise du passé, la difficulté à vivre le présent mais aussi l’impossibilité à être seul, à deux ou en groupe. Et puis l’effroi face à l’enfance qui resurgit, celle qu’on a reçue et celle qu’on pourrait donner, comme une question restée en suspens. Quand est-ce que ça s’arrête ? Jamais, « la vie c’est des cycles, c’est pour ça qu’j’retombe sur les mêmes mots ».
Comme dans les autres disques d’OrelSan, le tutoiement est de mise dans l’album, il sert de passerelle entre l’artiste et l’auditeur. On se retrouve dans un épisode de Bloqués version film d’auteur où le héros fumerait sa cigarette à la fenêtre, écrasé sous ses névroses. Dans cette version méta, nous sommes Gringe le silencieux, il est Orel, le San et le Lien. Un lien qui se crée dès le premier morceau, histoire de démontrer une fois de plus la qualité première de l’écriture d’Aurélien Cotentin : tout le monde le comprend car il parle de ce que tout le monde vit. Quand il évoque Caen, sa ville natale « où on fabrique des blancs fragiles », c’est pour toucher du doigt l’universel de nos mornes plaines françaises battues par la pluie toute l’année, à des années lumières d’une célébrité trop parisienne pour être vraie. À trop parler de son lieu de naissance et de la famille, la plume en vient à être nostalgique mais toujours raccord avec cette impression de discussion post-fête. Car OrelSan raconte mieux que quiconque l’ennui, dans une époque ou s’ennuyer est vu comme une maladie, une anomalie. Rebondissant de moments clés où il « freestylait dans [sa] tête sur le bruit des essuie-glaces » en éclairs de clairvoyance réalisant « qu’à chaque fois qu’ils détruisent un bâtiment ils effacent une partie de [son] passé ». OrelSan boucle la boucle. Finis les souvenirs, place aux constats : quid du temps présent ? À l’Ouest rien de nouveau, à Paris non plus. « On était censé changer les choses, depuis quand les choses nous ont changé ? / On était censé rien faire comme les autres, est-ce que tout le monde mentait ? » Les adultes en prennent pour leur grade eux-aussi. Figures d’avenir, c’est vers eux que l’on se tourne pour poser les bases de notre vie future car « le passage à la vie adulte est glissant dans les virages ». Et c’est eux qui déçoivent le plus, comme les minables protagonistes du morceau « Défaite de famille », pensé comme une sorte de Festen rappé.
Au travers de l’album se dessine aussi un constat plus large, celui de la célébrité et tout ce qui l’accompagne. La jeunesse d’OrelSan semble avoir été est un harem de rêves en tous genres un peu patiné par le temps. Confronté au réel, il ne reste que l’envie d’être notoire. Quand on croit « qu’en étant connu ça résoudrait tous [les] problèmes », que c’est « cool d’être célèbre » on donne tout pour y arriver, on suit de près son rêve, il devient un moteur de dépassement de soi. Sauf que la « célébrité est un mirage », il y a goûté pour nous, il s’est rendu compte qu’il n’y a « plus rien d’excitant » et alors que la vie qu’il menait manquait déjà cruellement de saveur, qu’il croyait dur comme fer que tout allait s’arranger avec le temps et la notoriété, il finit par penser à se refaire « faire le visage, histoire de pouvoir retrouver l’même feeling qu’à l’époque où [il] recopiait les flows de Dizzee ». Alors, pour de vrai : « Quand est-ce que ça s’arrête ? »
Si OrelSan a toujours été considéré par les médias généralistes comme un rappeur « décalé », le mot est terriblement réducteur. On ne peut pourtant pas leur en vouloir s’il est « mal à l’aise dans leur émission télé » : son personnage laisse entrevoir un je-m’en-foutisme et une nonchalance rares. Sauf qu’il ne s’agit plus d’un personnage, ce n’est pas un alter-ego, c’est seulement Aurélien, toujours authentique pendant que certains sont des « figurant(s) dans le film de la vie d’un autre ». Albums, tournées, séries, film : OrelSan est devenu quand à lui un vrai premier rôle dans un costume de loser devenu trop petit. Dans Perdu d’avance, il nous prévenait pourtant : « Certains rêvent de signer en major pendant qu’on en fabrique une« , en parlant de son label 7th Magnitude. Alors quand on lui parle de rap français il ne lésine pas sur les mots : « Où sont passées les stars de ma jeunesse ? Morts ou devenus des parodies d’eux-mêmes », à « rapper comme des rastas blancs ». Pourtant lui, est une école de rap à lui seul, à l’image de sa ville d’origine isolée de la capitale. C’est avec l’hilarant « Christophe », éclair de lucidité sur son statut de rappeur blanc faisant « de la musique de noirs », qu’on comprend qu’OrelSan ne se soucie plus autant qu’avant des étiquettes qu’on lui colle. Aurélien ne triche pas, qu’il soit lui même, OrelSan ou RaelSan. Il n’a plus rien à prouver, ni au grand public, ni aux femmes, ni à sa famille, ni aux puristes du rap.
Si les thèmes de La fête est finie se répètent et s’entrecoupent avec une grande cohérence, c’est aussi parce qu’elles s’appuient sur une réalisation sans faille. La production de Skread, épaulé par Phazz et Stromae sur quelques morceaux et NKF au mix (qui s’est chargé des albums de PNL et d’Ipséité de Damso, quand même), est irréprochable. Le rythme est rapide, les morceaux sont courts et s’enchaînent comme si le temps nous était compté et qu’il fallait dire le plus de choses possibles avant d’aller dormir. Le projet laisse une grande place à sa facette instrumentale, l’alchimie entre OrelSan et Skread fait presque peur à entendre. Il faut dire que ce sont des compagnons de longue date, comme (presque) tous les autres artistes présents dans l’album : de Maître Gims à Stromae en passant par Nekfeu, tous se côtoient et ont déjà travaillé ensemble. OrelSan ne semble pas prendre de risques – même si tous ses featurings ou presque sont à double tranchant – et reste fidèle à sa formule. Il reste conventionnel et délivre ce qu’il a à dire, avec la plus grande des efficacité. Les punchlines se sont affinées, et le traitement de la voix est maîtrisé, sans doute plus que sur ses précédents disques. On pense par exemple au morceau « La Lumière » qui offre un mélange de Kanye West – époque Yeezus –, de Post Malone et de Bon Iver, ou à son interprétation sur « Ma zone » et « Tout va bien ». Les parallèles avec son passé musical sont fréquents eux-aussi, du morceau « Bonne meuf » featuring une voix assistée par ordinateur comme son freestyle de 2011, aux morceaux fleuves tendance « Suicide Social » comme « San ».
Finalement, on se rend compte que chaque morceau est le porte-étendard d’un thème bien précis, « San » et « Notes pour trop tard » étant les rétrospectives globales de tout l’album, se répondant comme un miroir. La ligne directrice et artistique sont suivies à la lettre, il entame le projet sur la peur d’avoir un enfant (« Pourquoi tu veux m’mettre un bébé dans les bras ? J’ai déjà du mal à m’occuper d’moi ») avant de le finir sur sept minutes de constats et de conseils donnés à l’enfant potentiel qui l’écouterait. Les quatorze titres se déploient sous le voile de l’angoisse du passé, du temps qui passe, du temps qui vient et du temps qui est. Comme si, à force de tentatives ratées pour se sortir de cette routine émotionnelle, OrelSan semblait enfin avoir apprivoisé « l’idée de n’aller jamais mieux ».
Du haut de ses 35 ans, OrelSan a déjà bien vécu. Assez pour voir un paradoxe inhérent à la condition humaine : vouloir stopper le temps pour s’enfuir de ses problèmes, tout en sachant que le temps est le seul remède. Alors on enchaîne les soirées, on se promène dans la ville « avec un mélange où tout le monde a bu dedans », on passe de femmes en femmes sans jamais trouver la bonne, on croit en ses ambitions jusqu’au repas de famille où on préfère se taire car ce qu’on éprouve est ineffable, après tout « si t’as l’impression que personne te comprend c’est parce que personne te comprend, c’est plus facile à vivre une fois que t’en es conscient ». Le mensonge devient un remède éphémère, assez puissant pour ne plus savoir si « c’est toute la planète ou [notre] tête qui tourne », on s’y complaît à force, on se rassure en disant que tout va bien, qu’il n’y a « rien à faire à part être présent, panser les plaies changer les pansements ».
Lorsque l’on sort de l’écoute de La fête est finie, on quitte finalement un huis-clos de pensées, plus assagi qu’avant mais la tête pleine de questions. On se retrouve seul sur le canapé, avec la pluie qui s’est arrêtée, elle qui semble en featuring avec OrelSan tout le long de l’album. De Caen à la capitale, elle nous laisse avec un ultime adage resté en suspens : « L’histoire s’écrit en tournant les pages. »