Certains l’auront remarqué au gré d’oreilles qui traînent non loin d’un poste crachant du rap US : un Panda s’est échappé du zoo il y a près de cinq mois. On a cru à un épiphénomène durant quelques semaines, avant de reconnaître finalement que l’affaire est sérieuse. « Panda », c’est le titre du track envoûtant d’un jeune rookie de la scène new-yorkaise nommé Desiigner. Même pas la vingtaine, un physique de collégien légèrement allumé, des mimiques proches d’un pensionnaire de Saint-Anne, un flow banalement emprunté au géant du style, Future. Desiigner représente l’insolence et l’insouciance même. Seulement cette légèreté étonne et attire l’attention du public et des grands pontes du hip-hop US. Le gamin est le premier rappeur de New York à avoir réussi la prouesse de s’installer tout en haut des charts américains depuis « Empire State of Mind » de Jay Z en 2009. Le jeune homme décolle de Brooklyn vers l’infini et au-delà, à bord d’une fusée à l’effigie d’une boule de poils avec deux yeux au beurre noir.
Feu follet ou talent brut ?
Desiigner, c’est grosso modo un single, plus de 75 millions de vues officielles, des performances scéniques débridées, des centaines de remix, et une entrée toute récente à la première place du Billboard US… le tout en moins de quatre mois. Plutôt un exploit, quand on sait que l’instrumental de « Panda » provient des fonds de tiroir d’un beatmaker de Manchester, Menace, qui l’aurait vendu a Desiigner pour la bagatelle de 200 $. Au niveau du rapport investissement/bénéfice, le rookie new-yorkais obtient donc le prix Pierre Gattaz haut la main.
« Panda » est en tout cas un phénomène à qui l’on souhaite, comme on le ferait pour un jeune footballeur talentueux, de confirmer avant de se relâcher et de se laisser happer par le strass et les paillettes. Desiigner, Sidney Royel Sedby de son véritable nom, s’est d’abord fait légèrement remarquer avec les morceaux « Danny Devito » et « On the Low » de Phresher ou récemment sur le « Finesse » de Jim Jones, aux côtés d’A$AP Ferg. Puis c’est définitivement Kayne West qui le propulse sur son album The Life of Pablo où il est crédité sur deux morceaux dont une reprise de son tube interplanétaire. Le jeune rappeur a depuis signé chez G.O.O.D. Music. On est d’ailleurs en droit de se demander qui avait le plus besoin de l’autre dans cette histoire, car le sang neuf qu’apporte la vibe de Desiigner parait précieuse. Le pire, c’est que le gamin de Brooklyn n’a même pas l’air de s’en rendre compte, tout sourire dans ses vidéos freestyle et complètement désinhibé en live. Il s’est récemment fait remarquer en vomissant littéralement, et ce sans s’arrêter de chanter (!), sur la scène de l’Emporium. Il s’en amusera même sur Twitter.
VOMIT ON STAGE
— Desiigner (@LifeOfDesiigner) 19 avril 2016
Toujours est-il que la décontraction du garçon est déconcertante. Ce jeune homme intrigue tout autant que son effigie du moment, tout droit sortie d’un film de promotion pour WWF. Pour l’anecdote et comme cela est suggéré dans les lyrics, Desiigner aurait nommé son hit d’après le design de la BMW X6, dont l’avant évoquerait la tête de l’animal mangeur de bambous. Plus Philippe Starck que Brigitte Bardot, l’ami Desiigner.
Le Panda, c’est mignon mais c’est surtout extrêmement viral. Le morceau grimpe naturellement en audience, tandis que les street dancers et autres dabbeurs professionnels s’enjaillent, se filment et déferlent sur les réseaux sociaux. Tim Milgram, producteur chorégraphe de talent, lâche très rapidement une superbe performance de deux de ces jeunes recrues à l’énergie incroyable. Le challenge se poursuit, cela donne des compilations souvent drôles et surprenantes de jeunes « panda addict » sur Vine. Chapeau à la jeune fille qui a dansé en direct de la Grande Muraille de Chine.
Le Panda, visuellement, ça accroche et c’est aisément détournable. Les visuels des centaines de reprises rivalisent de créativité, tout en gardant l’esprit original du track. Non maîtrisé, le phénomène n’en demeure pas moins homogène au final et laisse place à des remix particulièrement compétitifs à l’instar des riddims jamaicains. Aux US, on retiendra les performances de Papoose, Lil’Mama, Meek Mill (en personne), Lil’Kim ou encore l’impressionnant Joell Ortiz. En France, outre Lefa de la Sexion d’Assaut qui s’est frotté à cet instrumental, le rookie Take A Mic a lui aussi dézingué le beat de Desiigner. En Grande Bretagne, la désormais incontournable Lady Leshurr finit par clipper son freestyle « #Unleshed », toujours de très haute facture. Plus au Sud, les marocains West et Shobee tentent l’exercice de style, les nigérians installent « l’african remix« , tandis que le sénégalais Dip Doundou Guiss lâche une énorme performance en wolof. Mais la palme internationale revient aux Sud Américains qui se sont littéralement éclatés en prenant les rênes du Panda. On retrouve des grosses têtes comme Daddy Yankee, Farruko, Almighty mais aussi une flopée d’inconnus. Trap et reggaeton : le mélange des genres est explosif.
D’ordinaire, les Pandas sont paresseux. Pas celui de Desiigner. Au bout du fil, le quadrupède a donc décroché la première place au Billboard Hot 100. Une sorte de carotte ultime à laquelle aspire tout rappeur cherchant à asseoir son emprise sur la musique américaine, voire sur la société en général. Une importante marque de consécration pour un tube rap, qui se retrouve mis sur le plan de la musique pour grand public. Et si l’on y regarde de plus près, « Panda » pourrait faire office de charnière. Quels étaient les derniers titres « rap » à atteindre ce Graal de l’industrie musicale ? “See You Again”, de Wiz Khalifa, “Fancy” d’Iggy Azalea ou encore “Thrift Shop” de Macklemore.
Sans faire preuve de condescendance, on peut admettre qu’on a là trois singles bien mainstream, trois bonbons sucrés qui ne dépareilleraient pas dans un étalage de malabars. Des refrains chantés, des lyrics assez inoffensifs. L’un surfe sur l’élan de sympathie suscité par la mort de Paul Walker, un autre raconte l’histoire de filles riches qui s’amusent. Accessoirement, sur ces trois rappeurs, deux sont blancs. Pas vraiment le délire du single de Desiigner. « Panda » parle de meufs qui attendent à Atlanta, de sirop codéiné ou de bando. Un vrai titre trap, dans tout ce qu’il a de plus cliché, mais aussi de plus excitant.
Et qu’importe que Desiigner n’ait sans doute jamais mis les pieds à Atlanta, ou qu’il soit un nerd qui passe ses journées manette en main : le « Panda » qui vient de s’emparer du Billboard est livré dans une version non édulcorée. Signe que le rap n’a plus à se travestir – se prostituer diront certains – pour s’afficher devant le grand public ? Desiigner peut remercier Future, qui a joué pour lui le rôle de Moïse, fendant les eaux pourpres pour éclabousser le grand public de vagues de Dirty Sprite. On se prend alors à rêver qu’à partir d’aujourd’hui, le rap n’ait plus à être conditionné en soupe par l’industrie pour conquérir le monde. Au risque de voir déferler sur nous une flopée de « Panda » dans les mois à venir ?
By the way I don’t care either,I was just fucking around on the tables and herd it,don’t 🔫 me 😂 pic.twitter.com/qJ5Cf2Yg7z
— Jermaine Dupri (@jermainedupri) 22 avril 2016
C’est quand même le vrai problème que pose l’incroyable succès de ce banger. Quel message la réussite de Desiigner envoie-t-elle aux jeunes artistes ? Celui-ci : « Vous n’avez aucune raison de tenter quelque chose de novateur. » Il ne faut donc pas s’étonner si un amas de nouveaux clones viennent gonfler les rangs de l’armée de copycats qui sévit déjà dans le rap jeu actuel. Desiigner a repris le flow de Future, la voix de Future, les ad-libs de Future voire le style de prod de Future (cf la vidéo ci-dessus postée par Jermain Dupri) pour pondre un tube plus fructueux que Future n’en a jamais fait. Desiigner est officiellement, et de manière presque assumée, le premier rappeur à percer en s’emparant du style d’un autre rappeur. Et là où le bât blesse encore un peu plus, c’est que New York a historiquement la fâcheuse manie de s’inspirer trop fortement de ce qui se fait ailleurs aux États-Unis pour finalement l’accommoder. ASAP Rocky s’est toujours inspiré de Memphis et de Houston, Bobby Shmurda de Chicago, pour citer des exemples récents. « Panda » cristallise tout ce phénomène d’appropriation new-yorkaise en le poussant à son paroxysme, de manière encore plus évidente et assumée qu’il ne l’a jamais été. Les prochaines sorties du rappeur seront, de fait, extrêmement déterminantes car à double tranchant : soit elles placeront Desiigner comme un rappeur ayant transcendé le style de Future pour l’amener dans des sphères jamais atteintes par le rappeur d’Atlanta, soit elles confirmeront que la rookie de Brooklyn a eu un très beau coup de pot.
Même si le potentiel de Desiigner n’est pas très clair – cette vidéo nous donne quand même de beaux indices, même si on ne ressent pas derrière « Panda » une profondeur artistique particulière, même si Desiigner apparaît comme un bête de foire qui se hisse presque par inadvertance au top des charts, il faut reconnaître que le kid a frappé un grand coup. Il représente à lui seul la notion de divertissement à grand renfort de « club banger ». N’est-ce pas là une réalité du marché mondial de la musique ? Il met en lumière l’incroyable pouvoir de la communauté web, capable de propulser un artiste sur un simple affect interactif. Tout ça n’est pas sans rappeler un certain MIMS qui avait surpris tout le monde avec « This Is Why I’m Hot » en 2007, avec la suite de carrière qu’on lui connaît. Mais après tout, si ça peut aider à sauver une espèce en voie de disparition…