Projeté sous les feux de la rampe au mois de mars par l’annonce choc d’une de ses figures majeures, Emino, qui déclare alors rejoindre Daesh, le rap tunisien s’est révélé aux yeux du monde en pleine débâcle. Pourtant, balbutiant, refréné mais toujours uni, il n’a jamais été aussi vivant. Trop occupé à lutter contre les obstacles locaux et la répression policière qui sévit dans le pays pour s’exporter hors de ses frontières, le mouvement hip-hop au pays de Carthage est loin d’avoir dit sa dernière rime. Reportage.
Update 08/02/17 : Le rappeur tunisien Weld el 15, résidant en France et dont nous parlions dans cet article, est aujourd’hui menacé d’expulsion par un préfet.
La nouvelle a fait l’effet d’une bombe dans le monde du rap : Emino, 25 ans, Marwan Douiri dans le civil, confirme sur son compte Facebook le 18 mars avoir rejoint les rangs de Daesh.
Le rappeur tunisien était connu pour dénoncer dans ses textes les répressions policières du pays et était devenu, en l’espace de quelques mois de carrière, l’une des figures de proue du rap hédoniste local, chantant les femmes, le luxe et l’alcool.
Des thématiques familières au monde du rap, mais pas vraiment au goût des autorités locales. En 2012, il est arrêté pour possession de cannabis, et écroué. Après huit mois d’emprisonnement, il est finalement relaxé en 2013. Retour devant les tribunaux en mars de la même année, où il est cette fois-ci jugé en compagnie de son ami Weld El 15 pour insulte à agents, après avoir comparé dans la chanson Boulicia Kleb les forces de l’ordre à des « chiens ». Condamnés par contumace à deux ans de prison ferme, le jugement a finalement débouché sur un non-lieu. Mais pour Emino, la coupe est déjà pleine. Lors d’un nouveau jugement en juin 2013, le jeune homme lâche en avoir « marre » de ce pays. « On vous le laisse ! », aurait-il clamé devant son avocat, Me Ghazi Mrabet, déplorant par ailleurs « un acharnement contre la jeunesse ».
La Tunisie, il l’a désormais quittée. Sur la photo qu’il a partagé le 18 mars sur son compte Facebook, Emino pose fièrement devant le drapeau de l’EI sur le sol syrien, qu’il aurait depuis déserté pour rejoindre l’Irak. Une nouvelle aussi choquante que prévisible pour ses proches, qui ont assisté à sa lente radicalisation. Emino avait progressivement troqué sa casquette et ses larges lunettes contre le kamis, cette tunique d’origine pakistano-afghane appréciée des islamistes. Comment ce jeune de bonne famille, fils d’une employée du ministère de la Justice décrit comme jouissant, tout comme ses parents, « d’un certain niveau intellectuel » et »issu de la révolution tunisienne » comme aime à le rappeler son avocat, s’est-il brusquement retrouvé à prêté allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi et à l’Etat Islamique ?
Une jeunesse qui se cherche
Pour son avocat, là encore, la réponse est sans appel. « Il en [avait] marre de la répression anti-jeunes. Plusieurs procès [ont été] intentés aux rappeurs, aux jeunes, aux artistes, ces trois dernières années. Il était parmi ceux qui étaient condamnés, et pour moi, c’est la principale raison », a-t-il expliqué pour RFI. Un enfant de la révolution, Emino l’est sans conteste. Âgé de 20 ans lors de la révolution arabe, il a assisté en première ligne à la chute du régime de Ben Ali, et à l’installation progressive en Tunisie d’un système démocratique, dans lequel les libertés individuelles ont repris la main sur la répression, et a vu pu observer dans un même temps les prémisses de la laïcisation du pays, enfin débarrassé de la kleptocratie ambiante.
Mais après les premiers mois d’ivresse, que reste-t-il de la Tunisie post-Jasmin ? Si 338 personnes ont périt sur place au cours du printemps arabe, le nombre de blessés durant la révolution, en grand nombre par les forces de l’ordre, fait froid dans le dos : 2174. Cinq ans plus tard, la violence, malgré la récente démocratisation du pays, reste omniprésente. Et les forces de l’ordre en sont trop souvent les premières investigatrices. En août 2013, l’ami d’Emino, Weld El 15, est interpelé par la police après un concert et battu.
Pourtant, la culture demeure le vecteur favori des jeunes cherchant à s’exprimer sur le territoire. Humour, cinéma, danse et musique agissent alors comme des garde-fous pour la jeunesse, désormais plus vraiment étrangère aux explosions dans la région de Sbeïtla. Ils sont de plus en plus nombreux à rejoindre les montagnes pour esquisser quelques pas de danse après les cours. L’optimisme, lui, n’a pas de frontières. « On veut danser dans la montagne pour chasser les terroristes. On veut qu’ils dégagent », clament des jeunes tunisiens face aux caméras de Radio Télévision Suisse, eux qui n’hésitent pas à parcourir parfois plus de 30 kilomètres pour défier la menace Daesh. « On est chez nous », assurent-ils avant d’échanger un sourire complice.
Mais la liberté est en demi-teinte. Si les artistes « mainstream » parviennent sans heurts à commercialiser leur musique, dans le milieu hip-hop, la réalité est tout autre. Thameur Mekki, journaliste basé à Tunis, reconnaît que la révolution à ouvert des portes au mouvement hip hop, mais n’en déplore pas moins un manque d’exposition certain, qui freine la diffusion des idées.
« [Le mouvement] s’est émancipé, il y a des associations qui travaillent sur le rap et la culture hip-hop en général. On a le droit de s’organiser, on a le droit de se battre, admet-il. Peu d’acquis sont palpables mais il y a une certaine liberté d’expression, et la liberté de s’organiser qui nous permettent de nous battre et de donner de plus en plus d’accès à la culture en général, et à la culture hip-hop particulièrement. » Cependant, la question des droits d’auteurs, « bafouée », et le manque d’infrastructures de production ou de distribution ralentissent le processus de partage avec le public. L’unique alternative, vendre sa musique pour « des honoraires dérisoires » à des sociétés de distribution spécialisées dans la variété, ne satisfait pas les artistes. Résultat, les rappeurs se tournent en majorité vers Internet. « Tout le monde, tous les rappeurs mettent en ligne leur musique directement sur Internet. Évidemment le support privilégié pour faire ça ici c’est YouTube. (…) [Ils diffusent sur YouTube] même s’ils n’ont pas de clip, parce qu’il y beaucoup plus de chances d’avoir des visites. » Au jour d’aujourd’hui, Thameur Mekki fait état d’une « dizaine de rappeurs tunisiens » capable d’engendrer plusieurs centaines de milliers de vues en quelques mois. Parmi eux, seulement la moitié dépasse le million.
La solidarité à toute épreuve
Seulement voilà : à l’inverse des rappeurs francophones, qui visent dans leur sillage les marchés suisses, belges et luxembourgeois, ainsi que le Maghreb, l’Afrique subsaharienne et le Québec, les rappeurs tunisiens – dont le dialecte parlé, le darija, n’est que très peu accessible au reste du monde arabe – se cantonnent souvent à leurs frontières. « Quand c’est du rap, c’est le langage de la rue, donc c’est encore moins accessible, ajoute le journaliste. Les rappeurs tunisiens se retrouvent plus ou moins à l’étroit dans un marché tunisien qui se limite à 11 millions d’habitants. Ce n’est pas énorme. Mais ils essaient. Il y a les événements, les concerts. Mais il n’empêche qu’au jour d’aujourd’hui, je pense pas qu’il y ait plus de cinq ou six rappeurs tunisiens qui arrivent à vivre de leur musique. » En Tunisie, loi du rap est la même pour tous : les artistes produisent eux-mêmes leurs albums dans des home studios, et paient les frais d’enregistrements, « même pour les rappeurs les plus connus ». Malgré tout, de nombreux studios, bien décidés à faire avancer les choses, proposent des tarifs abordables pour les rappeurs, allant même jusqu’à faire de « grosses concessions ».
De plus, l’arrivée du clip il y a quelques années à elle aussi ouvert la porte à une vague de solidarité entre les artistes. « C’est assez exceptionnel, ça se fait avec des chaînes de solidarité, explique Thameur Mekki. Le rappeur à un monteur qui habite le même quartier, ils sont potes depuis leur enfance, donc il lui propose de tourner quelques images. Ils vont prendre un gars à l’école de l’audiovisuel comme cadreur, un réalisateur qui se porte volontaire pour réaliser le tout et voilà, ça se fait. La majorité écrasante des clips se forment avec zéro sous, ou presque. » Si certains font appel à des professionnels, les cas restent « extrêmement rares ».
Fait notable : l’aide apportée aux rappeurs ne vient pas forcément des cercles d’initiés. « Le rap créé une sensibilité chez certaines personnes solidaires de ce mouvement contestataire. Mais après tout, que venait dire le rap sous la dictature ? Il venait dire aux gens qu’ils ne sont pas seuls », assène le journaliste. Le rap, encore plus dans la Tunisie post-printemps Arabe, est aujourd’hui plus que jamais vu comme la possibilité d’une île. Dans une jeunesse séduite par la contestation « sous toutes ses formes », le rap vient s’imposer comme le vecteur idéal. D’autant plus qu’il laisse, comme c’est de plus en plus souvent le cas dans les cultures occidentales, également la place aux femmes. « Moins qu’aux hommes, comme c’est le cas partout dans le monde », rappelle Thameur Mekki. Scindé entre son désir farouche de s’imposer dans un milieu macho et sa volonté de clamer son respect des traditions, le rap féminin semble néanmoins se chercher, quelque part entre revendications conservatrices et identitaires. « Parfois, un discours moralisateur du type ‘Je n’ai pas oublié mes origines, je suis arabe et musulmane’, se mêle à des propos hédonistes et provoque une déformation. »
Un rap qui peine toutefois à se dépêtrer des clichés façonnés par les pays étrangers. « L’image médiatique donnée par les médias français sur la Tunisie est assez étriquée. Le pays n’est pas si religieux que ça. La religion est présente dans le quotidien de gens mais il y a quand même une certaine distance par rapport à ça, explique-t-il en prenant comme exemple le catholicisme Italien. La femme tunisienne a le droit à l’avortement depuis 1957. Elle a le droit de travailler, elle a le droit d’aller à l’école. (…) Il y a juste le conservatisme social et là, les femmes ont différentes manières de réagir. Par exemple, ce qui n’est pas du tout le cas en banlieue parisienne par exemple, le port du voile intégral en Tunisie est méprisé par l’opinion publique. Tout le monde méprise le voile intégral. Tout le monde le refuse. C’est perçu comme quelque chose de moyenâgeux, qui ne fait pas partie de la culture du pays. »
Une répression policière pesante
Si le poids des traditions tend de plus en plus à s’étioler au profit d’une soif de liberté individuelle, celui de la répression policière, quant à lui, est plus que jamais présent. Pour nous en convaincre, Thameur Mekki mentionne Klay BBJ, l’un des rappeurs « stars » du pays, régulièrement mis en difficulté par les forces de l’ordre : « Klay est particulièrement critique sur la police et l’appareil politique, ce qui a valu à certains directeurs de festivals qui le programment d’être menacés de se retrouver sans sécurité. Ces festivals là sont généralement organisés par l’État, et donc le ministère de la Culture. La sécurité est donc assurée par la police et elle menace tout bonnement de se retirer et de ne pas assurer la sécurité au cas où ils programment ce rappeur. » En 2013, son concert au Festival International d’Hammamet a ainsi tout bonnement été interrompu par la police, pour l’arrêter alors qu’il était dans les loges en compagnie de Weld El 15.
Et pour Weld El 15, qui réside désormais en France après avoir purgé sa peine de huit mois d’emprisonnement en Tunisie, rapper dans son pays natal n’est plus une option. « Il y a des obstacles partout en Tunisie, et nous, on ne peut pas rester bloqués dans des obstacles, confiait-il lors d’une conférence à l’Institut du Monde Arabe, en juillet dernier. Là bas, je ne suis pas à l’aise, je peux pas faire de concerts et il n’y a pas de droits d’auteurs. Ici, je suis tranquille. » Son but aujourd’hui, monter un plateau de rap tunisien dans l’hexagone. « Il faut créer des mouvements pour avancer », conclut-il, optimiste.
Des propos qui malheureusement font tristement écho à ceux proclamés par son copain Emino lors de son ralliement des rangs Daesh. Lassée d’étouffer dans son pays, la jeunesse tunisienne rêve aujourd’hui d’autres horizons. Touchée en plein cœur par l’attentat de Sousse en juin et déçue par une démocratie promise qui peine à se mettre en place, il lui reviendra à elle seule de trouver ses cartes à jouer pour se dessiner un avenir. Reste à savoir si elle pourra y goûter au sein même de ses frontières.