Rezinsky. Derrière ce nom qui ne vous dit peut-être rien, se cache l’alliance de RezO, beatmaker vétéran de la scène rennaise, déjà auteur d’albums remarqués, et du rappeur angevin Pepso Stavinsky. Ne vous fiez pas à son allure de dandy désinvolte : Stavinsky est un écorché vif aux rimes abyssales, une sorte de Cousteau des temps modernes, qui tient le micro comme une hache prête à briser la mer gelée qui est en lui (et accessoirement en nous). Révélé en 2008 via le tremplin End of the Weak, il était sorti de la brume avec un premier album introspectif, qui invitait l’auditeur à le rejoindre dans sa fusée pour aller Voir la Lune.
Stavinsky, un veilleur urbain
Des initiatives qui ont fini par faire mouche, au point de taper dans l’œil de la marque de boisson Oasis, qui n’a pas hésité à faire appel à lui pour sa dernière campagne publicitaire. Une prise de risque audacieuse, si l’on tient compte du sort réservé récemment à Akhenaton, qui s’est attiré les foudres de la secte des indépendantistes du rap pour s’être acoquiné au géant Coca-Cola. Mais l’angevin reste droit dans ses bottes : il assume ce choix, faisant appel à l’intelligence des auditeurs, soucieux de briser les codes et les idées reçues autour du genre. Ce qui ne l’empêche pas, par ailleurs, de se montrer pragmatique : le cash retiré de cette parenthèse lui sert à financer la promotion de ce projet. Première hérésie, diront les fondamentalistes de la secte boombap. Démarche 100 % indépendante répondront les autres.
Quoiqu’on en dise, on est d’emblée happé par l’écriture ciselée qui ressort à la première écoute des tracks. Si Charles Bukowski, en tombant pour la première fois sur Demande à la Poussière de John Fante, écrivit « voilà enfin un homme qui n’avait pas peur de l’émotion », on serait tenté d’en dire tout autant à l’égard de Pepso Stavinsky : voilà enfin un rappeur qui n’a pas peur de se mouiller. Bien qu’il affirme que son rap « ne vient pas de la rue mais de la lune », c’est bien dans une veine de chroniqueur urbain qu’il s’inscrit. Ou plutôt, un veilleur, comme aimait à se définir Louis Calaferte, un écrivain qui n’aurait pas renié la démarche des Hérétiques. Nous avons ici affaire à une plume qui nous parle, à cœur ouvert, du monde qui l’entoure, un monde auquel on s’accroche sans être trop dupe. Un monde en décalage, où gravitent ses doutes, ses déboires, ses rêveries et ses réflexions, avec comme dénominateur commun une question irrésolue : « Mais où sont donc passés les hérétiques ? ».
Cette question à laquelle tente de répondre Rezinsky finit par constituer l’exosquelette du projet, des confessions du rappeur jusqu’au visuel intemporel aux airs de galerie de portraits décatis. RezO délaisse même ses influences classiques pour faire suinter de sa MPC un spleen embrumé, au groove imparable. À l’écoute des 7 titres, on pense parfois à L’Orange et Jeremiah Jae pour la sophistication du propos et de l’esthétisme. On comprend vite que pour le binôme, les hérétiques n’ont pas trouvé refuge dans les offices du Game actuel. Les deux compères fustigent avec un humour grinçant, aussi bien les rappeurs « aux discours solennels » que ceux qui ont « vendu leur mère« . Il va donc falloir chercher ailleurs.
LA PoÉsie COMME exutoire
Peut-être se fourvoient-ils dans la fange, comme le suggère le morceau « Caligula », en référence à cet empereur romain connu pour sa débauche et sa sexualité hors-norme ? Éternel(le)s insatisfait(e)s, ils se retrouveraient rongé(e)s par l’envie de « goûter à la luxure » et de « retourner danser avec les filles du diable ». À moins qu’ils ne soient confinés au cœur des villes, dans la nostalgie d’un être perdu et les méandres des saisons qui se suivent et se ressemblent, comme l’évoque le morceau « Novembre » en featuring avec Safirius. Bouteille à la main, Pepso s’y décrit comme « un singe en hiver qui cherche l’ivresse ou tout simplement l’oubli » : chronique d’une ultramoderne solitude.
Et si l’hérésie ne consistait pas, plutôt, à s’accrocher à une quête désespérée de liberté, comme le fait cette « Jolie môme » ? Le morceau est sans doute la perle du projet. Le emcee y décortique, tel un clown triste, les errances nocturnes d’une jolie brune prise dans les tentacules des liaisons aussi ennuyeuses qu’inutiles. On trouve là plusieurs références, avec dès l’introduction un dialogue du film culte de Claude Berri, Tchao Pantin, qui révéla le talent d’acteur de Coluche, mais aussi un hommage vibrant au chanteur Léo Ferré, dont la chanson fut publié en 1960.
Sans réponse concrète, la quête continue. Stavinsky et RezO demandent de l’aide avec « W.A.S.P », une excellente frappe collective en featuring avec Eli Mc, Le Bon Nob et Pand’or : où quand l’art de rapper côtoie la guerre contre les stéréotypes. Mais elle ne s’arrête pas là. Pepso Stavinsky se jette aussi dans l’examen interne : il n’hésite pas à faire surgir l’hérétique qui sommeille en lui, à le dompter en interrogeant son rapport frénétique à l’écriture, aussi bien dans « Une parmi les mille » que dans « Cesare », une ultime claque où l’angevin fait tomber le masque : « cette poésie d’exutoire serait-elle un psy / Une hausse d’estime qui cache une facette dépressive ? ».
De Profundis
Cachez ce lyrisme qu’on ne saurait voir ! Stavinsly préfère, au contraire, cracher ses affres et ses pensées délirantes à travers des mots pétris d’une poésie brute de décoffrage, avec « la même détermination que Cesare Borgia », cet homme politique de la Renaissance, fin stratège à l’irrésistible ascension, rendu célèbre par Machiavel. On pense évidemment aussi à d’autres ombres, cette fois du rap français. Si Oxmo se targue d’être le « Black Jacques Brel », on se dit que la boucle finit par être bouclée à l’écoute de celui qui pourrait aisément gagner le surnom de « White Ox ». Même fascination lunaire, même habileté à descendre en profondeur, sans escale, ni scaphandrier.
En dépit de quelques boucles répétitives, ce premier EP constitue, dans l’ensemble, une belle réussite, qui nous réconcilie avec des traditions en voie d’extinction. Le duo a même poussé le bouchon de l’hérésie encore plus loin : le U-percut auditif s’accompagne d’un crochet iconographique. Sept dessins ont été incorporés à l’œuvre (un par morceau) par l’illustrateur Silas, dont une exposition devrait voir le jour à la rentrée. En espérant y croiser quelques hérétiques en chair et en os…