Roméo Elvis : ‘Notre génération est plus inquiète que la précédente’

mardi 24 janvier 2017, par Olivier Cheravola. .

Nouvelle coqueluche du rap belge et des médias français, Roméo Elvis cultive sa singularité tranquillement à l’ombre des disques d’or et des buzz faciles. Combinant audace, fougue et impertinence rieuse, le bruxellois nous avait offert avec Morale, son LP en binôme avec le beatmaker Le Motel, l’un des projets rap francophones les plus frais de 2016. Lors de sa venue en terres lyonnaises à l’invitation de Totaal Rez, on s’est entretenus avec le jeune rappeur.

« On peut faire l’interview avec des mes gars aussi ? Ils ont autant de choses à dire que moi. » Drôle d’oiseau que ce Roméo Elvis. Quand on arrive au Transbordeur pour interviewer le longiligne kickeur, on est agréablement surpris par tant de décontraction. La coolitude un peu forcée de certains rappeurs en début d’exposition, on connait. Mais chez le bruxellois il y a ce petit truc en plus, ce petit supplément d’âme qui vous fait immédiatement baisser la garde.

C’est donc confortablement installés dans les loges aux couleurs rococo du Transbordeur qu’on retrouve l’auteur de Morale. Flanqué de Primero de L’Or du Commun et Le Motel, avec qui il officie sur scène, ainsi que de L’Oeil Ecoute, son fidèle ingénieur son, Roméo Elvis se prête avec naturel et bienveillance à nos questions, transformant peu à peu l’entretien en une discussion à laquelle ses compagnons d’arme prennent part. L’occasion d’évoquer autant la hype du rap belge, la place de d’écriture que la déforestation en zone péri-urbaine. Drôle d’oiseau, on vous avait dit.

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SURL : Tes premiers projets étaient plus monotones que Morale au niveau du flow. On dirait que tu amènes de plus en plus de mélodie. Est ce que le fait de jouer de la guitare ou du piano a influencé ton flow ?

Roméo Elvis : J’ai vraiment du faire évoluer mon style avec Morale dans le travail avec Le Motel et les morceaux qui ont suivi. Il y a eu un déclic, une évolution vers le chant. Sur le deuxième qui sort cette année j’ai apporté des compositions, des parties de guitare qui ont été rejouées par Yellowstraps parce que j’ai un peu perdu en skills au niveau de mon jeu. Tu vois le level, j’en suis déjà à faire rejouer mes compositions par d’autres (rires). Vu que j’étais obligé de m’adapter et chanter plus par rapport à ça, on peut dire que ça a joué sur mon évolution. C’est clairement le projet Morale qui m’a amené à chanter en fait.

Le chant se mêle de plus en plus au rap, grâce à l’autotune notamment. Comment tu vis cette modification du flow, qui devient de plus en plus espacé, moins percussif ?

Roméo Elvis : C’est là où se joue tout le travail selon moi, c’est la source même de la recherche qu’on a fait jusqu’à présent, entre le débit et quelque chose qui se rapproche plus du chant. Et le chant nécessite de l’espace, le silence a son importance dans la musique. Le fait de laisser faire l’imagination de l’auditeur.

Primero : Travailler en binôme avec un beatmaker fait qu’il y a des espaces pour ce dernier aussi. Avant, on recevait une prod avec deux variations, c’était assez binaire comme choix. Alors que le fait de travailler avec Le Motel change tout. C’est plus riche, ça laisse plus d’espace pour le beatmaker.

Le Motel : C’était assez neuf pour nous deux. On ne s’est pas posé la question sur nos places respectives. On avait chacun nos univers, on devait trouver quelque chose d’hybride. Par rapport aux premiers projets de Roméo, on a utilisé des tempos plus lents, qu’on pouvait diviser par deux, avec des couplets rappés très rapides et des refrains aériens, où ça se ballade. Le silence est ce qui nous intéresse aussi tous les deux.

Ca change de l’image d’Epinal du rappeur qui va combler tous les temps rythmiquement.

Roméo Elvis : C’est aussi que le rap prend une forme tout à fait différente, on n’est pas les premiers à le dire. On est dans un embranchement du rap parmi tant d’autres, mais dans celui là il n’est plus question de « remplir les trous ». Avec Le Motel on cherche une mélodie, un gimmick accrocheur, là où avant on aurait pu chercher à montrer ce qu’on savait faire. Avec L’Or du Commun on est des vrais kickeurs, et tout ce travail là s’est fait avec de la passion. Mes textes étaient trop longs, on essaie d’aérer. Quand tu commences par écrire le refrain, tu as déjà fixé tes limites, tu sais ce qu’il y a à remplir. C’est comme suivre le flow de quelqu’un avec qui tu fais un feat : le squelette est là, tu n’as plus qu’à suivre. Ce sont des facettes très intéressantes qu’on découvre avec Le Motel et L’Oeil Ecoute quand on est en studio.

Au final écrire et kicker un morceau, c’est que 20 % du taf, par rapport à tout le reste ? 

Roméo Elvis : Carrément ouais ! Avec tout le temps qu’on passe en studio… L’écriture avant c’était la moitié du taf.

C’est drôle, en France on a ce truc un peu sacré autour de l’écriture. C’est un quelque chose dont vous semblez affranchis en Belgique, en proposant un rap sophistiqué mais détaché, avec de l’humour. Tu te revendiques du surréalisme par exemple…

Roméo Elvis : Comme le surréalisme vient de Belgique, c’est un rapprochement facile. Après, oui je fais parler des animaux dans mes textes, je donne vie aux objets, alors on peut parler de surréalisme. En Belgique, l’écriture c’est moins une science que chez vous. On respecte évidemment, mais déjà on est moins à vouloir faire ça, et l’esprit est différent dans le sens où, comme tu l’as dit, c’est moins sacré chez nous. Il y’a eu James Deano qui a décomplexé le truc… On a pas eu toute l’époque Solaar, NTM, Kery James. On a eu Benny B, tu vois, nos symboles sont pas spécialement là dedans. Il n’y a pas de viviers territoriaux comme le rap du 9.2 ou ailleurs.

Primero : C’est vrai qu’on ne ressent pas une pression des anciens, qui nous regarderaient du haut d’un certain style de rap auquel il ne faudrait pas déroger.

Roméo Elvis : Caballero par exemple qui fait répéter trois fois « Ralph Lauren » dans un texte, ça nous fait plus rire en Belgique. On se dit pas : « Ça ne se fait pas de répéter trois fois le même mot. »

En France tu prends une amende direct pour ça.

Romeo Elvis : Ouais, Caballero est très Belge pour ça… mais ça va vite l’évolution à ce niveau tu sais. J’ai connu un Caba’ et un Jean Jass plus stricts, plus fermés. C’est en se côtoyant je pense. Très modestement, je pense avoir une petite influence dans mon humour, ce que je dégage même sur scène. Ils m’influencent beaucoup aussi, et eux commencent à plus déconner sur scène. C’est peut être ce qu’on a en plus en Belgique et qui fait que le rap est moins institutionnalisé.

L’Oeil Ecoute : Il est aussi moins sérieux parce qu’en France on l’a assimilé aux banlieues alors qu’en Belgique il ne vient de nulle part.

Roméo Elvis : C’est ça : James Deano est fils de commissaire…

Primero : Après, je trouve que ça se décontracte aussi de plus en plus en France. Regarde Hippocampe Fou ou même Orelsan, ils ont des bons délires.

Roméo Elvis : Oui, mais il y’a tellement plus d’acteurs dans le milieu… Tu as des Hippocampe Fou mais aussi plein de rappeurs conservateurs. Tu en vois moins en Belgique.

Au final le fait d’être Belge vous place dans une place confortable d’outsiders, presque hype ? 

Roméo Elvis : En 2016 c’est devenu confortable oui. Il y’a deux ans, des petits Belges ça restait des petits Belges. On sait très bien ce qu’il en est du regard des Français sur nous, on va pas se mentir. On a toujours eu ce complexe d’infériorité chez nous, à devoir presque se justifier. Il y’a effectivement ce phénomène autour du rap belge depuis un an et on s’en rend bien compte. Le fait d’être bruxellois encore plus d’être Belge c’est devenu un peu Toronto aux yeux des gens. C’est confortable mais justement c’est intéressant de dire le mot « hype ». J ‘ai pas envie que ça soit une mode. On a de la lumière sur nous, il y’a des projets qui arrivent à fond encore, de tous les côtés en Belgique.

Primero : On est Belges, donc on n’est pas au centre du collimateur, on n’a pas vraiment de pression. On n’a pas à « représenter » comme un rappeur français. Si ça plait au reste du pays et de la francophonie tant mieux, on est honorés. Arriver au sommet c’est bien, le plus dur c’est d’y rester.

Roméo Elvis : Tu le vois dans les concerts, il y’a des curieux qui viennent parce que « Bruxelles Arrive » a tapé le million de vues. Le but c’est de les accrocher et qu’ils prennent une claque.

C’est un peu une philosophie « Cheval de Troie »?

Roméo Elvis : C’est ça, on s’en rend compte, depuis qu’on tape plus de concerts on pris énormément de confiance, on réussit ce pari. C’est un Cheval de Troie dans le sens où on est un phénomène, et on veut montrer qu’on est plus qu’un buzz. « Bruxelles Arrive » ça a changé ma vie, dans le sens où tout le monde m’en parle. Je suis d’ailleurs content qu’on ait pas commencé l’interview par ça (rires). Je sais que les gens m’attendent par rapport à ça et c’est excitant ce challenge. Quand on a joué à Paris avec Deen Burbigo, on a envoyé tout notre amour, on est arrivés comme des jeunes cons (rires).

Pour revenir à ton écriture, tu abordes souvent les relations amoureuses en alternant un coté frontal et une sorte de recul. La pudeur c’est important quand tu abordes ce genre de thème ? 

Roméo Elvis : En fait, ce qui est intéressant dans les textes qui relèvent des sentiments c’est que ça peut être très personnel avec des éléments autobiographiques et à la fois toucher les gens. C’est à la fois pudique et public. Des fois j’ai l’impression de me mettre à nu, comme d’autres fois d’interpréter les sentiments de quelqu’un. Je suis assez pudique, même si je finis à moitié à poil sur scène.

Tu as un coté presque désabusé dans certains textes aussi. Même si l’ensemble reste positif, tu as des pointes sombres qui jaillissent. Est ce que tu es heureux dans ton époque ?

Roméo Elvis : Je suis heureux dans mon époque mais je suis très réaliste. Je m’informe énormément, sur tous les sujets, politiques ou pas, pour avoir un avis objectif. Je suis conscient de notre époque et ça serait hypocrite de dire que tout va bien. Je suis assez lassé par rapport à certaines choses dans le système en Belgique ou en Europe.

Lesquelles ?

Roméo Elvis : J’ai un problème avec le manque de stabilité dans les réformes politiques, c’est un constant renouvellement de gens qui se contredisent sur les mêmes sujets. On a aussi un problème avec les fonds publics qui sont mal gérés en Belgique, qui est un pays riche. La capitale de l’Europe est un enfer en terme de construction, de chantiers, d’embouteillages. Les administrations c’est des « pains saucisses » tu vois? Il y’a toujours un moment en Belgique où tu dis « bah ouais c’est les services publics ». Il y’a pas longtemps j’ai poussé un un coup de gueule contre la RTBF, la télé belge, pour laquelle on donne du temps libre sans être payés, et sur laquelle on n’est pas vraiment représentés. On a pas l’exposition qu’on mérite. Il y’a pas mal de choses qui me blasent. Je suis quelqu’un qui se laisse porter par le vent, mais je règle ça dans mes textes. J’avais à un moment la haine contre la STIB, la société de transports bruxellois, j’en ai fait une chanson humoristique.

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Dans Morale tu dis « L’amour est un idéal, le bonheur est une idée fausse« . Tu penses que ta génération conserve des illusions, ou elle les a perdues plus tôt que la précédente ? 

Roméo Elvis : Je crois que notre génération est beaucoup plus blasée. Elle est moins idéaliste, parce qu’elle a été élevée par une génération qui l’était encore moins que celle d’avant. Donc on est plus dans l’inquiétude, à raison. En plus on est super informés. T’as plus besoin de regarder la télé pour savoir que la planète est en danger, tu as des graphiques avec les chiffres de la déforestation en direct par exemple, c’est flippant. Par les parents, par l’éducation, les gens sont beaucoup plus renseignés.

Primero : Les informations nous renvoient du négatif, des choses défaitistes. J’ai un père qui a grandi dans les 30 glorieuses, avec des perspectives optimistes. Nous, on est là a accepter les choses…

Roméo Elvis : Personne ne se donne le droit de dire qu’on va vivre longtemps, on sait tous que ça va être dur. En 2008, j’avais 15 ans, et la crise est tombée. Je suis né avec ce truc de génération eco-responsable. Mon père me faisait faire le tour du périph en disant « ah, tu vois ici y’avait que des forêts avant » (rires). Les choses vont encore plus vite. Les enfants sont encore plus pessimistes.

Comment on conserve son insouciance ?

Roméo Elvis : Par la curiosité, se faire surprendre. On est privilégiés quand même, on vit de notre musique. Je suis conscient que le monde va mal, mais j’ai pas un mode de vie qui me permet d’être totalement blasé. Je viens d’un milieu plutôt bourgeois, j’ai fait des études qui m’ont plu. C’est des détails qui changent toute une vie. J’étais caissier à Carrefour pendant six ans…

Primero: J’ai un mi-temps et je fais de la musique à coté. Je peux pas baisser la tête et être triste. Toutes les deux semaines, je visite une nouvelle ville…

Roméo Elvis : On vit un rêve, au delà de ce que j’avais imaginé. Ce qui est important c’est de montrer aux gens que tu es conscient de la réalité. Révéler l’actualité, dans la dénonciation, et surtout rester vrai.

L’humour c’est une façon de mettre à distance, une protection?

Roméo Elvis : Ca peut l’être, mais c’est pas une nécessité. C’est très naturel chez nous. Avec L’Or du Commun on s’est rencontrés grâce à ça. On était un groupe plus jeune qui faisait du old-school, nous mêmes on se prenait pas au sérieux. Maintenant je suis sur scène, je chante plus, j’assume ce moment narcissique, mais au début on faisait les cons parce qu’on voulait pas passer pour des rappeurs sérieux.

Quand on s’appelle vraiment Roméo Johnny Elvis ça donne des points d’avance pour ne pas se prendre au sérieux ?

Roméo Elvis : (rires) C’est ça, la réponse est dans la question. L’Or du Commun qui arrive avec un jeu de mots dans leur nom, moi avec mon vrai nom, on ne pouvait pas se prendre au sérieux. On a trop d’auto-dérision pour ça.

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