Le festival Paris Hip Hop 2015 a eu la grande idée de placer le documentaire Rubble Kings dans sa programmation cinéma. Vous vous souvenez peut-être du boulot qu’avait fait son réalisateur, Shan Nicholson, sur le clip du morceau d’El-P « Time Won’t Tell ». Après avoir vu le film, sorti le 19 juin, on a eu envie de discuter avec son auteur.
C’est l’histoire d’un groupe de gamins désœuvrés, dans un quartier délaissé, qui se mêle à celle d’une culture qui deviendra, plus tard, le hip-hop. En 1968, dans le Bronx, les choses peuvent difficilement être pires. L’Etat se retire petit à petit de la zone. Les propriétaires brûlent des logements occupés pour toucher les assurances et investir ailleurs. Les assassinats récents de Kennedy et de Martin Luther King amincissent tout espoir d’une vie meilleure. À force de subir sans arrêt la violence de la société, on s’adapte comme on peut.
C’est sur ce terreau fertile que la vie de gangster devient une solution viable. On créée des gangs, on défend son turf, on se communautarise pour mieux s’entraider. Evidemment, la situation dégénère et les rivalités s’aiguisent. De ratonnades en embuscades, la violence s’empare rapidement des quartiers. Certains gangs, comme les Ghetto Brothers, jouent le jeu mais ne sont pas dupes : le vrai ennemi, ce n’est pas le gang du turf voisin. Le vrai ennemi, c’est la condition dans laquelle on s’est fait enfermer.
Rubble Kings retrace l’histoire incroyable et humaine de ce gang du South Bronx qui croyait en la paix au point de nommer un émissaire, un peacemaker. Jusqu’au jour où celui-ci se fait tuer par une bande de lascars. Cet épisode, retracé dans le film « Warriors » de 1979, change la face du Bronx. La tension monte, les quartiers s’équipent à s’apprêtent à voir le sang versé. Les médias, en quête de sensationnalisme, guettent plus que quiconque la réaction des Ghetto Brothers… qui proposent une trève.
Le documentaire de Shan Nicholson raconte cette période de tournant majeur, lorsque l’esprit de compétition qui animait les rivalités de gangs s’est déplacé vers l’expression artistique. Les bastons sont devenues contests de danse, et les DJ ont pris la place des chefs de gangs. Les sapes les plus classes ont remplacé les blousons en jean imprégnés de pisse. Le graffiti est devenu un moyen d’asseoir sa domination sur un quartier.
Rubble Kings: The Real Story Behind The ‘The Warriors’ Most Fa…CAN YOU DIG IT? The real story behind The Warriors’ most famous scene is a fascinating tale of cultural revolution. This is Rubble Kings.
Posted by UPROXX on Wednesday, January 20, 2016
Tout au long d’une grosse heure de film, de nombreuses figures historiques de cette période retracent cette transition incroyable. Des DJ au chef de gangs en passant par le maire, tout le monde s’accorde pour retracer ce moment charnière où la violence s’est muée en ambition artistique.
SURL : Pourquoi faire de ce pan de l’histoire new-yorkaise documentaire ?
Shan Nicholson : Je suis né à New York et je me souviens d’avoir entendu ces histoires des gangs quand j’étais gosse. C’était la génération avant la mienne. J’ai redécouvert la matière pour ce sujet en faisant des recherches sur un autre projet sur lequel je travaillais, et je suis tombé sur l’histoire des Ghetto Brothers – qui est maintenant la pièce centrale du film. J’étais fasciné par leur histoire : comme ils ont choisi la paix plutôt que la violence et le fait qu’ils étaient une sorte de police dans leur communauté. Et les protagonistes: Karate Charlie and Yellow [Carlos Suarez et Benji Melendez, ndlr[ ont des personnalités très différentes. Je suis immédiatement tombé amoureux de cette histoire. Et ça reflétait aussi beaucoup de choses que j’ai vécues moi-même. Je me souviens des Karate Charlie de mon quartier, des Benji de mon quartier. C’était l’intrigue initiale pour faire un film. Au début, j’en ai fait un script, je pensais que ça ferait un super film. Et puis en découvrant plus d’archives, et toutes ces images, je me suis dit « oh, ça pourrait faire un documentaire génial ».
Le travail de documentation en était plus facile ?
Non, pas forcément. Ça fait définitivement partie du processus qui a duré 8 ans. Les documents vidéo viennent de partout dans le monde, principalement d’Europe, donc les trouver et les récupérer n‘était pas facile. Mais on a eu l’aide d’un archiviste génial, King Klast, tout au long du projet, qui nous a vraiment guidé vers la bonne direction.
Est-ce que vous avez obtenu tous les témoignages que vous souhaitiez ?
Ceux de Kool Herc et Bambataa sont les derniers qu’on a enregistrés. Ça nous a pris des années pour choper ces mecs. Il fallait vraiment qu’ils croient au concept du film et au réalisateur pour participer. Donc on a eu de la chance de les avoir au final. À part ça, il y a quelques anciens membres de gangs à qui j’aurais souhaité parlé, mais ce n’était pas possible pour des raisons géographiques par exemple. Mais on a obtenu les témoignages des personnages importants.
Vous avez cherché la réaction de générations plus récentes ? Est-ce que vous avez parlé à des rappeurs actuels de l’histoire des Ghetto Brothers ?
On a une B.O. qui accompagne le film, et l’un de nos soutiens les plus importants c’est Killer Mike, de Run The Jewels, qui sera le premier extrait de la BO. Et tous les gens de ma génération s’identifient à l’histoire du film, en particulier s’ils sont new yorkais. Ça parle des racines. Je pense que le hip-hop a évolué loin de son message original, avec un hip-hop qui peut être matérialiste, ou violent. J’ai le sentiment qu’il y a des artistes qui s’identifient au sujet du film. Le message c’est la prise de pouvoir et la prise de conscience.
Le documentaire se déroule dans le Bronx des années 70. Est ce qu’il y a des similitudes entre le contexte actuel (Black Lives Matter, Baltimore, Ferguson) et cette époque ?
Il y a tellement de parallèles ! Regarde les conditions à Detroit par exemple : les propriétaires brûlent leurs immeubles pour toucher l’argent des assurances… Comme c’était le cas dans les Bronx des années 1970.
Les Bloods et les Crips qui se sont unis lors des rassemblements à Baltimore : c’est un parallèle direct avec l’histoire du film. C’est triste de voir ces problèmes actuels, mais le film sort au parfait moment parce qu’il traite de ces problèmes sociétaux.
Dans la campagne de lancement du film, notre message c’est de donner en retour aux communautés. Ce qu’on veut faire, c’est des séances pour montrer le film à des gamins qui sont susceptibles d’être recrutés dans des gangs, et montrer le films à des membres actifs de gangs. Pas un message façon marteau-piqueur mais plutôt enfoncer un clou dans la bonne direction. J’étais un de ces gamins, et clairement, quand quelqu’un vient de l’extérieur pour te dire « tu ne devrais pas faire ça », ça ne fonctionne jamais. Mais si ça passe par quelque chose que les gamins comprennent, sans être donneurs de leçon, je pense que le message peut passer.
On souhaite créer une plateforme d’éducation avec le film, construire dans les communautés et établir le dialogue. Ça se produit presque à chaque séance où l’on joue le film. Je pense que c’est le genre de dialogue qui manque avec les films de divertissement. Et le message dépasse les frontières américaines. Je pense que le message est en fait plus fort dans certains pays qu’aux Etats-Unis. Les gosses au Brésil vont capter autant que les gosses à New York.
« le vrai ennemi, ce n’est pas le gang du turf voisin. Le vrai ennemi, c’est la condition dans laquelle on s’est fait enfermer. »
Est-ce que c’est quelque chose que vous aviez en tête quand vous avez commencé à travailler sur Rubble Kings ?
Non, je suis juste tombé amoureux de l’histoire. Ça m’a parlé. En tant que New Yorkais, qui a grandi dans une situation similaire, c’est une histoire que j’étais capable de raconter. Et ça a évolué comme ça, maintenant le message dépasse le film. C’est intéressant parce que ce n’était pas mon intention, mais tu sais comment ça marche ces choses là : ça fait sa propre vie.
En février 2013, vous avez lancé une campagne de crowdfunding visant 50 000$. Est-ce que le projet aurait existé sans cette étape ?
On est chanceux d’avoir atteint notre objectif rapidement. C’était une situation stressante mais lucrative. Au delà de la levée de fond, c’était l’occasion d’amener les gens à prendre conscience du projet. On a obtenu de super soutiens, notamment des producteurs. La campagne Kicksarter, c’était un gros coup de main pour aller de l’avant, mais je pense que le film aurait vu le jour sans ça. Et pour quelqu’un comme moi, qui dirige son premier film, c’était une super opportunité de se faire un réseau.
Qu’est-ce qui a été stressant dans ce processus ?
On n’avait pas de publiciste ni rien pour nous aider. On a tout fait de chez nous, contacté des éditions, contacté les potes et bien sûr les réseaux sociaux ont été des alliés. Facebook et Twitter sont de super outils pour faire connaître la campagne. C’était des coups de téléphone tous les jours : appeler les amis, les amis d’amis, emmerder les journalistes pour qu’ils parlent du film, juste accumuler l’énergie autour du film. C’était incroyable… On a eu une paire de papiers qui ont fait la différence. C’est un peu grâce à la campagne Kickstarter qu’on a reçu l’appui des producteurs qui sont dans l’équipe. Des gens comme Jim Carrey, Michael Aguilar et Dito Montiel qui ont entendu parlé du film via ces publications.
La suite ?
J’ai écrit un script à propos de Rubble Kings, et j’aimerais en faire un film. J’ai aussi des idées pour d’autres documentaires. Mais pour l’instant, ça a été un parcours tellement long pour ce docu, je veux m’assurer que le lancement se déroule bien.
Pour voir Rubble Kings, c’est ici.