Run The Jewels peut réconcilier l’Amérique

mercredi 8 juillet 2015, par Jihane Mriouah. .

Ceux et celles qui les ont vu retourner les Eurocks et les chanceux-ses qui les verront à Rock en Seine, le dimanche 30 août prochain, confirmeront : Run The Jewels, c’est d’abord l’énergie et l’humour. Mais c’est aussi et surtout un groupe unificateur qui a toutes les armes pour changer pas mal de choses, bien au delà du rap. Avec un troisième album en préparation, des tournées internationales et une fan base grandissante, il est plus que temps de s’intéresser au message du duo mixte le plus funky depuis Riggs & Murtaugh.

Trayvon Martin, Michael Brown, Tamir Rice, Eric Garner, Charleston. L’Amérique se fissure. C’est dans ce contexte qu’El-P et Killer Mike ont construit leur seconde carrière, sous l’étendard commun de Run The Jewels. Avec ce postulat simple : un blanc et un noir occupant la même place sur scène. Deux artistes qui se respectent, qui sont sur un pied d’égalité. Aussi, même s’ils ne sont pas le premier duo mixte, leur union cache une vraie intention. Une cause commune. Comme lorsque Killer Mike déclare pour NPR  : « Je ne serai heureux que quand tous les noirs vivant sur Terre connaîtront le génie d’El-P. Je veux en faire le Justin Bieber du rap hardcore. » Juste avant que le principal intéressé ne surenchérisse avec humour : « Et moi je choisirai les blancs qui nous écoutent. Qu’on ne soit pas appréciés des mauvaises personnes. » Oui, Run The Jewels, en tant qu’union des extrêmes, a toutes les cartes en main pour réconcilier les peuples à l’heure où les scissions sont légion. Et l’Amérique en a clairement besoin.

L’album de la dernière chance

La rencontre de Killer Mike avec El-P, c’est un peu le conte de fée musical. Sortez les violons. En 2010, El-P bosse sur son album Cancer For cure. C’est un beatmaker brillant, vénéré dans l’underground mais découragé. Il a connu la décennie florissante du hip-hop indépendant fin 90, début 2000 avec Company Flow, mais c’est la traversée du désert depuis que son label s’est cassé la gueule. On pourrait croire que quelqu’un a marabouté Definitive Jux, le label enchaînant les tragédies… El-P passe par des années difficiles et n’a plus trop d’espoir pour sa carrière. Killer Mike a, quant à lui, envisagé plusieurs fois d’arrêter la musique. Quand le rappeur d’Atlanta s’associe avec le MC/producteur new yorkais pour qu’il collabore sur son projet R.A.P Music, ça sent l’album de la dernière chance. Les musiciens sont désabusés et il faut dire que sur le papier, les deux types n’ont pas grand chose en commun non plus.

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D’un côté, Jaime Meline, pur produit de la classe moyenne blanche new-yorkaise. L’école n’est pas trop son truc et très vite, il voit que ses perspectives le condamnent à ce qu’il considère comme de l’esclavage moderne. Il décide de s’investir dans une culture qui nourrit ses idéaux et devient ce producteur génial, puisant ses samples dans le rock progressif ou s’acoquinant avec Trent Raznor de Nine Inch Nails.

Michael « Killer Mike » Render, lui, vient d’un autre monde. Le Sud des Etats-Unis, où grandir dans la rue entre un père flic et un oncle dealer n’est pas seulement un épisode de The Wire. Proche de Big Boi d’Outkast, il s’est mis au rap sans conviction mais avec détermination.

Cette rencontre, c’est donc d’abord celle de deux univers musicaux éloignés, deux quasi quarantenaires qui viennent de mondes différents. Ce qui les rapproche ? Pourquoi ça marche ? Plus jeunes, ils écoutaient A Tribe Called Quest, Tupac et le Wu-Tang avec le sentiment de voir se produire une révolution culturelle. Jeunes adultes, ils ont été acteurs de la culture hip-hop. Et quand ils se rencontrent, ils en ont fait leur vie et en sont aussi tous les deux un peu blasés. Mais pas encore prêts à abandonner.

STRANGE FRUITS

Car en bossant sur R.A.P. Music, la sauce va prendre plus rapidement qu’espéré. Killer Mike et El-P décident de tourner ensemble. Run The Jewels voit le jour. Le nom du groupe, tiré d’un morceau de LL Cool J, illustre ce qu’ils représentent. Le braquage sera symbolique, Killer Mike et El-P comprennent qu’ils forment un duo gagnant. Une de ces associations entre deux musiciens qui font de la meilleure musique quand ils sont ensemble que chacun de leur côté. Le duo fait penser à des prédécesseurs, comme Eric B. et Rakim, Guru et Premier, Erick Sermon et Parrish Smith. Sauf que Killer Mike et El-P représentent quelque chose de finalement rare dans le rap US. Un noir et un blanc qui rappent ensemble. Ebony and Ivory.

Rien d’exceptionnel ? La formule prête à sourire, c’est vrai, tant en France la bande son de l’adolescence est aussi multiculturelle que nos salles de classe. Mais pas dans un pays où l’Apartheid régnait il y a encore 50 ans et où flics qui passaient à tabac les défenseurs des droits civils à Selma en 1965 ont seulement pris leur retraite quand Obama a été élu. Dans le Sud de Killer Mike, le drapeau confédéré flotte encore sur certains bâtiments publics, histoire de faire comprendre que cet état d’esprit n’est pas mort, et que si les esclaves ont été libérés, les maîtres tiennent toujours les rennes de leurs mains sales. C’est dans les mémoires de tout le monde : les spectres dans les saules pleureurs, les étranges fruits dont parlait Billie Holliday, l’ombre des capuches pointues. Et l’odeur récente des églises brûlées à Charleston flottant comme un écho funeste au passé.

Le premier album fait l’effet du logo de Run The Jewels : un poing qui se retrouverait propulsé dans la face de l’auditeur. Des beats épileptiques, un rap guerrier entre ego trip débiles et idées anarchistes. El-P et Killer Mike mettent leur album en ligne, en téléchargement libre. « On est les champions de la déception et de la stratégie », ricane El-P. Des albums qui leakent, on a l’habitude. Des albums que les artistes font leaker eux-même, c’est plus rare. Run The Jewels impose son style : l’intention d’atteindre le public, sans s’en remettre à l’industrie, est claire. Dans « Sea legs », ils posent les bases de leur identité musicale. Manifeste anti-système, ils défient la société et le rap game. « Don’t matter if you’re Muslim, Hebrew, Christian », le vrai ennemi pour Killer Mike, c’est l’oppression, les lignes de pouvoir virtuelles, l’argent. Run The Jewels trouve son public : des gamins qui n’ont jamais entendu parlé de Company Flow, les quadra qui ont grandi dans le hip-hop, des filles, des punks, des hipsters, des noirs, des blancs. Après tout, le hip-hop, c’est comme mentir, tricher, voler, tout le monde peut le faire.

« Don’t matter if you’re Muslim, Hebrew, Christian »

Avec leur deuxième album sorti en 2014, Run The Jewels appuie ses convictions. El-P n’a jamais aussi bien rappé et Kendrick Lamar cite même Killer Mike dans « Hood Politics ». La présence de Zach de la Rocha, chanteur de Rage Against The Machine, sur le morceau « Close Your Eyes (And Count to Fuck) » est tout un symbole. Alors que Killer Mike est invité au dîner des correspondants à la Maison Blanche, il multiplie ses apparitions pour s’exprimer sur les problèmes raciaux et donne des conférences. Run The Jewels confirment leur influence sans jamais se faire donneurs de leçons. Ils jouent avec les codes du rap également, invitant Gangsta Boo sur un morceau où elle parle de cul avec la vantardise qu’on trouve habituellement chez les rappeurs mâles. Le message est clair : prenez le pouvoir. L’esprit punk souffle dans leur musique : agressive, amusante et libératrice. Run The Jewels s’attaquent aux travers de la société américaine avec humour et pertinence. La révolution viendra de la teuf.

Depuis Ferguson, la mort d’Eric Gardner, on imagine que ce sont les circonstances qui poussent RTJ à être de plus en plus direct, de plus en plus engagé. Les temps appellent à une évolution des mentalités, et Killer Mike et El-P s’en font les porte-paroles. Lorsqu’ils diffusent le clip d’« Early », un morceau dans lequel Killer Mike parle de sa peur de croiser la police et El-P de la violence d’une société obsédée par le contrôle, Baltimore manifeste dans les rues. El-P explique par un tweet que le moment de dénoncer les brutalités policières dirigées contre les noirs est toujours d’actualité. La complicité qu’ils affichent est un symbole de l’unité à laquelle ils appellent.

Fort de leur succès, Killer Mike se fait de plus en plus entendre. Défenseur fervent de la culture hip-hop, montrant un vrai intérêt pour la politique, il offre une vision alternative dans des média qui véhiculent souvent de tristes clichés. La force du duo réside dans leur capacité à parler à des groupes sociaux différents. Parce qu’ils abordent des thématiques auxquelles tout le monde peut s’identifier. Et même lorsque les sujets abordés ont une cible communautaire, ce n’est jamais en moralisateurs qu’ils se présentent. Ils ne jouent jamais sur les clivages. Run The Jewels offre au hip-hop, et au passage à l’Amérique, un lifting inespéré. Il rend à cette culture son visage de mouvement démocratique qui ouvre le débat des lignes de séparation culturelle et identitaire pour réinventer la notion de peuple, tout en s’éclatant. Vous pouvez ranger les violons.

SURL Magazine est parrain du concert de Run The Jewels à Rock en Seine

Editeur : Olivier Cheravola

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