Beaucoup attendaient ce jour depuis plusieurs mois. Pourtant, en ce mercredi 10 décembre, l’air est toujours aussi glacial, le ciel toujours aussi terne. Nos tympans, eux, frémissent. Dans la scène rap française, une éclaircie contraste avec le gris ambiant : aujourd’hui sort l’album Perdants Magnifiques d’Ahmad, rappeur français discret mais ô combien doué.
L’homme a pris le temps : un an et demi, au total, sépare l’arrivée du clip de « Drago » sur la toile et la sortie du reste de l’album. Un an et demi où Ahmad, Sameer de son prénom, a vécu son existence de papa rappeur sans jamais mélanger ses priorités. Son projet porte le parfum du rimeur froidement réaliste, passionné et lucide. Perdants Magnifiques est la création d’un surdoué des mots qui a fait le choix de ne pas en vivre, mais qui vit à travers eux.
Entretien fleuve avec l’auteur d’un des meilleurs disques de rap français de l’année.
SURL : Pourquoi avoir mis un an et demi à sortir l’album ?
Sameer Ahmad : J’ai fait pas mal de titres par ci par là. Certains ont été clippés et d’autres ne sont même pas sortis. J’ai eu l’opportunité d’avoir plusieurs beatmakers qui voulaient travailler sur un projet cohérent. Avec Outsh de chez Bad Cop Bad Cop, on s’est amusés. Je ne voulais pas forcément le sortir à la base ou alors le sortir sur le net. Il m’a proposé de le faire de cette manière, j’ai fait comme ça.
Pour moi il n’existe pas de critères de temps. De temps par rapport à qui ? Par rapport à quoi ? Au début, il n’y avait pas vraiment de date pour l’album, puis on a quand même fixé une date de sortie. Mais je suis plus bouche à oreille que grosse communication et gros effets d’annonce. J’aime pas trop faire semblant.
Pourquoi Perdants magnifiques ?
C’est un peu pour tout ça. D’un côté, on n’est pas dans les règles du jeu. Mais on sait qu’on a gagné, même si c’est pas selon leurs règles. C’est comme dans Rocky : dans le premier, il perd officiellement. Pourtant, même son adversaire sait que c’est lui qui a gagné, tout le monde sait, malgré sa défaite, qu’il est le meilleur.
L’album est très diversifié, que ce soit au niveau des instrus, des thèmes voire de ton flow qui est différent entre la première et la deuxième partie de l’album. Comment tu as procédé ?
J’écris quasiment tout en même temps. En général, j’ai tout le temps trois quatre morceaux en chantiers. « Sinatra » et « Drago » ont été écrites en même temps, il y a déjà un moment, puis le reste je l’ai écrit par blocs, par périodes, entre janvier 2014 et août. Entre temps j’avais pas le temps pour le faire. Il y a aussi des périodes ou je n’ai pas forcément envie d’enregistrer. Je pense qu’il faut des moments pour recharger les batteries si tu veux balancer plus fort et pas tout le temps être à bloc, sinon ça a moins d’impact. L’éjaculation n’en est que plus longue et plus grosse ? (rire)
C’est vrai que l’album est diversifié mais personnellement je le trouve vachement homogène. J’ai pas envie de proposer à chaque fois le même truc, c’est ma façon d’œuvrer. Tu n’as pas un morceau qui représente l’album, au contraire, ce sont tous les morceaux qui le font. C’est la couleur que j’ai souhaité. Égocentriquement, on l’a fait en se cadrant sur Illmatic. C’est pour ça que dans l’intro on entend un tramway, comme dans « Genesis ». C’est vraiment l’inspiration de base. On a d’ailleurs vraiment hésité à l’appeler « Illmatic 2 ».
Beaucoup de références dans tes projets à la culture américaine et d’autres assez éloignées du rap, au final. Pas mal de name-dropping, aussi. Comment tu définirais ton écriture ?
Je pense que les inspirations, c’est avant tout la culture perso. Quand tu la fais partager ensuite, tu ne peux pas non plus ne faire que des private joke, donc les références que j’utilise dans mes textes sont très pop-culture. Ça permet de mieux partager et d’être plus compréhensible. Je trouve la culture-pop plus efficace. Ensuite, je suis aussi très inspiré par la culture française, pas seulement la culture américaine. Notamment le cinéma, que ce soit celui de Melville, de Verneuil ou de Robert. Ce sont des choses qui me parlent vachement. Mais c’est pareil pour Montand, Gainsbourg ou Dutronc, par exemple. J’ai pas mal d’inspirations de milieux assez différents.
J’ai pas vraiment d’écriture et j’écris quasiment jamais. C’est surtout par rapport à l’instru que je sens le truc qui vient. C’est à ce moment que l’inspiration ou la phrase vient, à ce moment que ça devient évident. Donc, en général, quand j’écris c’est histoire de ne pas oublier, quand je suis en voiture ou que je fais un long trajet à pied. Ensuite je kicke ça, mais c’est vraiment à l’instinct. Ça vient des tripes et pas du tout de la tête, il n’y a pas grand-chose d’intellectuel dans mon écriture.
Ton flow est reconnaissable parmi mille.
J’essaie d’aller de plus en plus vers l’épuration. Je travaille avec différents beatmakers maintenant, mais là aussi, c’est pareil, je veux qu’il y ait une impression de facilité. Le flow, faut que ça swing, c’est pas des maths. C’est comme quand tu croises un mec qui saute dix marches en faisant un flip et qui repart l’air blasé. Le mec lambda trouve ça ouf, et il y a beaucoup de travail avant, pourtant ça paraît super simple. J’essaie de m’approcher de cela, que ce soit le plus juste possible. Mais là aussi, ça reste pour beaucoup de l’instinct.
Un seul featuring dans le projet, « PM » avec Minuit (Youssef & Yocko) et produit par Meyso, alors que de nombreux rappeurs qui vantent tes qualités auraient probablement kiffé être sur le projet. Pourquoi t’être limité ?
Dans Illmatic il n’y a qu’un seul featuring aussi. Avec Meyso, on se connaît via Youssef et on se kiffe bien. Il voulait être du projet, proposer un truc qui serait une nouvelle pièce au puzzle. C’est un morceau qui s’est fait super vite, ce sont des personnes qui ont de l’inspi super rapidement. Puis Meyso l’a fait très vite aussi, il est souvent sur Montpellier. C’est vraiment un morceau d’amis avec Youssef, d’où le titre « PM ». Ce projet, c’est une vision globale sur les gens qui m’entourent et pas un album sur moi.
Le thème de l’argent revient aussi souvent – « j’viens faire du chiffre avec l’alphabet » ; « han, en général j’parle aux chiffres c’est ma logique » ; « faire du business en vingt-six lettres ». Mais attends, c’est toujours possible de faire de l’argent dans le rap ?!
Ah ouais, j’avais pas relevé. Les mecs qui vivent du rap moi j’y crois pas. Tu peux peut-être en vivre cinq ans, mais vivre vraiment de ça pour moi c’est un rêve d’enfant. Ou alors, il faut vouloir donner tes pieds à Nike ou à Adidas. Moi personnellement c’est pas du tout mon but. Ensuite, s’il y a moyen de faire de l’argent avec ma musique, bien sûr que je ne cracherais pas dessus. Mais je veux vraiment juste montrer que je suis le meilleur et que les meilleurs ne sont pas forcément les mieux payés.
Le rap, clairement je n’ai jamais eu envie d’y faire carrière. J’arrête, je reprends… Je fais du rap comme j’aime bien taper un basket. Ensuite, j’ai eu la possibilité de rencontrer des gens qui pouvaient clipper, donc ça a créé un peu de médiatisation. Mais elle n’est pas forcément voulue, à la base. Le rap c’est vraiment un kiff que je fais quand j’en ai l’envie, quand des trucs me parlent. Si je fais du rap c’est pour gagner. Je veux montrer que ce n’est pas parce qu’on est amateurs qu’on ne peut pas gagner dans ce milieu.
Dans tous tes textes tu traites de sujets de société, mais sans vraiment passer un message ou donner un avis. Quel est ton objectif, s’il y en a, à faire cela ?
C’est un questionnement. Je traite de choses qui m’interpellent et que je veux nourrir. Ensuite, jamais je n’essaierais de donner une réponse. J’essaie surtout d’ouvrir une réflexion. Perdants Magnifiques, c’est une façon de poser des questions, sans les imposer et sans convaincre.
Tu fais notamment pas mal référence à l’Irak et à Bagdad, dont tu es originaire…
L’Irak n’a pas plus d’importance que ça pour moi, ça me plaît juste. Bien sûr, ma famille vient de là, j’ai donc de l’intérêt pour cette culture. En fait, j’ai surtout de l’intérêt pour tout ce qui est culture antique, culture éthiopienne, tout ce qui est lié à la culture mésopotamienne. Cette culture a pris de l’importance dans ma façon de voir les choses. Ensuite, j’aurais très bien pu être argentin et kiffer cette culture aussi. Ça fait très egotrip, mais je m’inscris dans cette grande civilisation et son histoire.
« Si je fais du rap c’est pour gagner. Je veux montrer que ce n’est pas parce qu’on est amateurs qu’on ne peut pas gagner dans ce milieu. »
Tu viens de Montpellier, pas forcément une place forte du rap français à la base mais qui ne cesse de prendre des épaules aujourd’hui avec Joke, Set&Match and cie. Tu te reconnais dans cette mise en lumière de ta ville ?
C’est une ville très connotée étudiante ou gay, mais pas vraiment culture hip-hop. Avec les autres rappeurs, on se connaît vite fait, il n’y a pas de connexion particulière. Déjà, eux viennent plus du centre-ville alors que moi j’habite à l’écart. Il faut dire aussi qu’on n’a pas vraiment la même démarche, ni le même public. Je pense que tu peux jouer de Montpellier de différentes façons : c’est pas une carte postale avec d’un côté misère et chômage et de l’autre plage et filles. Comme toutes les villes, il faut nuancer. Chacun prend de la ville ce qu’elle lui donne.
Justement : quel est ton regard justement sur le rap français en 2014 ?
Le rap français, qu’on se le cache pas, est écouté à 80 voire 90% par des Français. Et pour moi, le vrai défi, c’est de comprendre ce public là et d’arrêter de faire semblant de ne pas faire du rap français. Les mecs font des sons pour un public 100% français et ils font quand même genre que ce n’est pas pour eux. Je pense qu’aujourd’hui tout le monde sait rapper et, avec Internet, tout le monde peut le prouver. Bien sûr, tout le monde ne sera pas Jay-Z et ça ne sert à rien de vouloir l’être.
Le vrai défi, c’est d’amener son âme et une partie de soi-même dans le rap français. Il y a des mecs qui le font ou essaient de le faire et on a tout à y gagner. Parce qu’avec Internet, maintenant on connaît le tour de magie, et ça peut même être divertissant chez certains mecs. Mais tout le monde n’est pas Dick Rivers et à mon avis, le rap français ça doit être avant tout de se consacrer au rap français.
Tu en écoutes beaucoup ? T’es plus focalisé sur ce qui se fait outre-Atlantique ?
En ce moment, j’écoute beaucoup de Vince Staples, j’ai adoré son dernier projet. Sinon je suis assez fan de TDE, que ce soit Kendrick, SchoolBoy Q ou Isaiah Rashad – j’ai beaucoup aimé Cilvia Demo. En rap français, j’ai aimé les deux projets de Lomepal, j’aime aussi ce que fait Alpha Wann… en fait j’écoute vraiment pleins de choses
Sur les mecs qui marchent fort, j’écoute ce qui se fait. Pour certains je vais pas beaucoup plus loin. Booba, j’écoute moins qu’avant par exemple, et j’aime bien moins, mais tu ne peux pas esquiver. C’est le Johnny Hallyday du rap je t’assure, quoi qu’il fasse tu le sais. C’est une publicité à lui-même, c’est fou. Il a dépassé le délire de la performance. Mais de « Temps mort » à « Ouest Side », c’était très fort. Sinon, il y a Kaaris aussi. C’est un des rares dans le délire entertainment, plagieurs de ricains qui fonctionne et qui m’amuse.
Pour conclure : depuis Le sens de la formule en 2005, ton premier projet, les critiques t’encensent mais tu restes assez méconnu. Un début d’explication ?
Parce que je ne m’expose pas plus que ça non plus. C’est pas du tout mon délire d’être connu du plus grand nombre, je ne fais pas du rap pour ça. À la base ; si je fais du rap ; c’est plus pour des gens que je connais physiquement. Le but du jeu ça n’a jamais été d’être invité chez Ruquier ou chez Drucker pour avoir de grands débats et légitimer le rap. J’espère que cet album va me permettre de rencontrer pleins de gens très différents pour avoir d’autres envies et faire d’autres choses. On verra bien ce qui arrive ou n’arrivera pas. Rien n’est planifié, ce n’est pas un taff pour moi. Je veux juste prendre tout le kiff qui reste à prendre, parce c’est juste ce que je suis au final, un kiffeur. Comme je l’ai dit tout à l’heure, mon seul objectif c’est d’être le meilleur… Et je le suis. (rire)
Interview co-réalisée avec Antoine Laurent