« J’ai connu l’age d’or. L’époque des disque de platine. L’époque des vrais disque d’or, pas les 75 000. » Dans « C’est la vérité » en 2009, Disiz mettait déjà le doigt sur un débat qui allait prendre de l’ampleur au fil des années, au point d’être plus vivace que jamais aujourd’hui. Achats de streams et niveaux de certifications figurent de plus en plus parmi les sujets favoris des auditeurs de rap en 2017. Pourtant, une rehausse immédiate du seuil d’obtention du disque d’or serait, pour le moment, clairement prématurée. Oui, il faudra surement rehausser les seuils de certifications, mais aucune raison de se hâter. Bien au contraire.
Fini le Klondike : jamais une ruée vers l’or n’a paru aussi simple. Fixé à 50 000 ventes depuis juillet 2009 par le Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP), le seuil du disque d’or est l’objet de débats houleux depuis l’adoption des équivalents ventes. Ces derniers permettent de convertir les écoutes en streaming en « ventes », et entrainent avec eux une hausse logique du nombre de certifications, via des chiffres reboostés. Au point qu’une rehausse du seuil soit nécessaire ? La réponse à cette question n’est pas aussi évidente qu’on pourrait le penser au premier abord.
« Le disque d’or n’a plus de valeur »… vraiment ?
C’est une critique qui est de plus en plus souvent formulée par le public : le disque d’or serait devenu trop accessible et par conséquent aurait perdu de sa valeur. Pourtant, si on en croit les données de Rap Genius France et du SNEP, la proportion de projets certifiés en 2017 est à peu près équivalente à celle de 1997, où environ le quart des projets sortis avaient été certifiés. Toujours en 1997, IAM sort L’école du micro d’argent qui est certifié disque d’or le jour de sa sortie alors que le disque d’or est encore fixé à 100 000 ventes. En comparaison, Orelsan, qui a réalisé le meilleur démarrage de 2017 avec La fête est finie, a dû attendre trois jours pour être certifié disque d’or, et huit jours pour atteindre les 100 000 ventes. L’impression de dévalorisation du disque d’or semble en réalité attribuable à plusieurs facteurs. D’une part, si la proportion de certifications n’a pas beaucoup augmentée depuis la fin des années 1990, la quantité de certifications, elle, a grimpé en flèche depuis la prise en compte du streaming. On aurait tendance à penser que cette multiplication a pour origine l’extrême diversité de la nouvelle scène rap francophone, dans laquelle on peut dénombrer une douzaine de têtes d’affiche, et des dizaines d’artistes intermédiaires. Une situation inenvisageable il y a quelques années encore, quand le rap français était polarisé entre quelques rappeurs majeurs et leurs satellites. D’autre part, le facteur streaming a considérablement allongé les périodes d’exploitation d’un album, et ce d’autant plus qu’il est possible d’en relancer les ventes en intégrant de nouveaux morceaux dans la tracklist. C’est ainsi que des artistes intermédiaires a priori encore éloignés du disque d’or finissent par l’obtenir ; même logique pour les gros poissons qui décrochent un disque de platine sur le long terme. Enfin, les certifications de singles, presque quotidiennes, contribuent largement à cette impression générale de certifications faciles d’accès.
La même valeur, mais pas la même signification
En réalité, il est trompeur de se demander si le disque d’or a la même valeur qu’autrefois. Par la force des choses ce n’est pas sa valeur qui a changé, mais plutôt sa signification. En prenant en compte les streams comme équivalents ventes, on a changé le paradigme d’évaluation. A titre de comparaison, si le format physique et le téléchargement qui reposent sur une logique d’achat sont comparables à des livres papiers ou numériques, le streaming ressemblerait lui à une bibliothèque. En établissant une formule de conversion de l’abonnement en achat, on affirme la volonté de certifier la consommation de musique et non plus la consommation d’albums. Le disque d’or n’est pas forcément représentatif des vendeurs les plus importants, il matérialise désormais un palier de consommation. Ce palier semble suffisamment bas pour que des artistes de moyenne envergure commerciale finissent pas l’obtenir, mais aussi suffisamment haut pour que seuls les artistes avec une certaine exposition l’atteignent.
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Dans ce sens, ce n’est plus l’obtention d’un disque d’or qui témoigne du potentiel commercial d’un artiste, mais la rapidité d’obtention, tout comme dans une course ce n’est pas le fait d’atteindre la ligne d’arrivée qui démontre la capacité physique du sportif mais le fait de l’atteindre plus rapidement que les autres sportifs présents, voire que des records établis dans des courses précédentes. En fait, le débat semble avoir été déplacé, et la question n’est si celle de la valeur, ni celle de la signification du disque d’or. Dans un contexte où le streaming est amené à devenir le mode de consommation musicale dominant dans les deux années à venir – si ce n’est pas déjà le cas –, il semble plus pertinent de se demander si ce ne serait pas plutôt les ventes qui devraient être converties en streams. C’est ce que la logique voudrait – a fortiori, la logique voudrait qu’on ne puisse pas convertir des abonnements à la bibliothèque en ventes de livres, ni l’inverse. Problème : le public n’a pas une idée précise de ce que représentent les chiffres en streaming.
La crise du disque n’est pas finie pour tous
Autre point à prendre en compte : les auditeurs de rap ont peut-être conscience de l’augmentation en flèche du nombre d’artistes qu’ils écoutent, mais ils ne se rendent pas forcément compte que ce phénomène n’est pas propre à tous les genres. A l’échelle du Top 200 du premier semestre 2017, le streaming représente 73 % des ventes des musiques urbaines, et 65 % des ventes de l’électro/dance. A l’inverse, les ventes physiques sont encore prédominantes à 78 % pour la variété et à 67 % pour le pop rock. Pourtant, un an après le premier semestre 2016, les parts de marché des ventes de disques en physique sont passées de 53,5 à 44,9 %. Bien sûr, cette tendance à la baisse n’est certainement pas proportionnelle dans tous les genres musicaux, il est probable qu’elle soit plus forte dans ceux où le streaming représente une part importante des ventes d’albums. Il n’empêche qu’il y a tout juste un an que la chute continue des revenus de l’industrie de la musique enregistrée s’est arrêtée, et si tous les indicateurs sont au vert, le niveau reste très faible en comparaison de celui de 2002.
Il est tout simplement trop tôt pour rehausser le niveau des certifications. Quel que soit le secteur économique concerné, une sortie de crise se négocie en douceur et non en arrachement brutalement les tuteurs sur lesquels la croissance s’appuyait. De plus, le niveau relativement bas des certifications joue un autre rôle : celui de stimulateur de consommation. Pour comprendre ce phénomène, il faut s’intéresser au travail du sociologue américain Robert King Merton, qui travaille sur les fonctions manifestes de l’action sociale et notamment des prophéties auto-réalisatrices. Dans la continuité de ces travaux, il développe en 1968 la théorie de l’effet Matthieu selon laquelle les plus favorisés ont tendance à accroître leur avantage par rapport aux moins favorisés. Encore perçues par une grande partie du public comme des indicateurs de succès, les certifications sont un moyen de soutenir la croissance du chiffre d’affaires de la musique enregistrée en créant une impression de hausse globale des ventes, mais aussi de succès individuel pour chaque artiste.
Attendre une stabilisation du streaming
On le constate d’année en année : le streaming est loin d’avoir optimisé son déploiement. Des genres entiers semblent encore cantonnés au format physique, le streaming seul ne représente pas encore 50 % des parts de marché en France, un tournant qu’il devrait prendre entre 2018 et 2019 à l’International, selon le réseau d’experts PricewaterhouseCoopers (Pwc). Mais les enjeux vont plus loin encore. En effet, la récente montée en flèche d’Amazon Music – qui talonne désormais Apple Music – mais également les efforts répétés de développement de Google Music sont autant de signes précurseurs de l’adaptation du streaming à l’Internet des objets, c’est-à-dire une extension d’Internet à des entités physiques.
Ce marché, dont l’essentiel du développement est encore à venir, repose essentiellement sur des environnements intelligents. L’environnement domestique est l’une des principales applications en matière musicale. Ainsi, des algorithmes ont d’ores et déjà été développés pour adapter la musique diffusée, de manière automatique, à l’ambiance d’une pièce et au nombre de personnes présentes dans cette dernière, tout en respectant les habitudes d’écoute du consommateur – cette application a déjà été développée par la startup parisienne Prizm. De son côté, Amazon a développé dès 2014 l’Echo Dot, un palet permettant d’enregistrer des commandes vocales et d’actionner de la musique à la demande. Avec une visée ouvertement domotique, Google a développé l’assistant Google Home, qui permet entre autres applications de jouer la même musique dans plusieurs pièces de la maison… La bataille du streaming ne fait donc que commencer. En conséquence, les écoutes augmenteront en flèche dans les années à venir. Est-il donc vraiment pertinent de fixer de nouveaux paliers si ceux-ci sont voués à être dépassés sur un très court terme ? Peut-être serait-il plus juste d’attendre une stabilisation des ventes associées au streaming, ou du moins des projections suggérant une telle stabilisation, avant de s’engager dans une nouvelle modification des niveaux de certification.
Le fait même que ce débat soit aussi polémique chez les auditeurs de rap français en montre bien la spécificité, car la question est loin de passionner les amateurs d’autres genres. Si une hausse immédiate du niveau de certification serait peut-être prématurée, il serait raisonnable de l’envisager à moyen terme. Rien n’empêche non plus d’augmenter les niveaux de certifications de manière progressive, tout comme ils ont été baissés progressivement en 2006 et 2009. Faudrait-il également restaurer les certifications supprimées en 2006, à savoir le disque d’argent et le double disque d’or, dans cette logique d’échelons de consommation ? Beaucoup de ces questions restent encore en suspens.