Depuis Montreuil, TripleGo navigue dans un environnement parfois dur, parfois moins, et sait qu’on ne peut se fier aux caractéristique d’une vague pour anticiper la nature d’une autre. Avec un rap au carrefour des esthétiques, empreint de sensibilité et terriblement mélodieux, le duo a réussi à nous plonger dans leurs univers ou cohabitent ombre et lumière. Portrait d’un binôme qui pourrait bientôt prendre le large. Le calme avant la tempête.
Place Jacques Duclos, au cœur du trafic de fin de journée dans la vaste Croix de Chavaux à Montreuil. Nous attendons Sanguee et Momo Spazz, respectivement rappeur et beatmaker de TripleGo. Ils arrivent, nous saluent, avenants, et nous guident à travers les rues qu’ils connaissent si bien. Car c’est Montreuil, ce point particulier de la carte, qui a enfanté le duo et l’a aidé à prendre forme. Après un bref shooting photo arrive le moment de faire plus ample connaissance, au-delà de la musique. Élevés entre la cité et les ateliers d’artistes de la deuxième plus grande ville du 93, les deux membres de TripleGo proposent un rap délicat et esthétique, parfois assimilé à tort à une première génération de descendants du cloud rap popularisé par PNL – il suffit d’écouter leurs premiers projets sortis avant l’explosion de la bulle des Tarterêts pour se convaincre du contraire. Rencontre avec un duo complémentaire qui mêle métissage, sensibilité et différence pour prendre tout le jeu à contre-pied.
L’histoire de TripleGo, c’est une histoire d’influences. Et avant tout, celle de l’influence bénéfique que peut avoir l’amitié. Sanguee le reconnaît aisément : « Moi, à la base, je n’écoutais que du rap français et c’est lui [Momo Spazz] qui m’a ouvert musicalement. » Ils sont à ce moment là nouveaux au collège et ne se connaissent pas encore. La musique les rapproche et Momo va progressivement affiner les goûts de Sanguee pour des sonorités alternatives, comme celles de la French Touch. Lorsqu’ils décident enfin de se lancer en duo vers leurs 18 ans, ils s’orientent naturellement vers des sonorités et une esthétique pétrie d’influences piochées en dehors des frontières du hip-hop.
Lorsqu’on essaye de définir la matière première TripleGo, au terme d’un long marathon d’écoute de leurs projets, les conclusions sont sans appel : aérien, délicat, le produit fait plonger dans un mood cotonneux et onirique. D’où un besoin primaire et un peu honteux de l’affilier au cloud rap, terme fourre-tout désignant cette esthétique de plus en plus exploitée sur la scène actuelle. Et pour cause : Momo privilégie les BPM lents – entre 50 et 70 – pour des prods qui évoquent des ambiances nocturnes et enfumées. L’écoute de leur dernier EP Eau Max ressemble un peu à une longue plongée dans des fonds marins. On est souvent baignés dans une obscurité parfois angoissante et presque claustrophobe, comme sur « Monaco » ou « Codé ». Mais à plusieurs reprises, sur les airs doux et plus entraînants de « Eau Soleil », « Cigarette » ou « Favela », on lève les yeux à la surface et la lumière nous rappelle à la vie. Sanguee et Momo n’ont rien d’imposteurs dans ce qu’on étiquette de « cloud rap », dont ils enrichissent les codes plus qu’ils ne les appliquent. Il y a sept ans, bien avant que le genre ne se définisse clairement et devienne côté, l’idée était déjà là : « On a toujours voulu faire un truc planant, une musique de drogue, que t’écoutes quand t’es high. On est arrivé à ce résultat-là. » Leur discrète trajectoire a fini par épouser les sillons de quelque chose de plus large qu’eux. Quelque chose dont ils se différencient pourtant rapidement.
« ON EST DES PRODUITS DE MONTREUIL »
Leur environnement, la ville de Montreuil dans la Seine-Saint-Denis, les plonge dans un monde d’ouverture et de métissage. Les deux amis lui attribuent un lifestyle particulier, et reconnaissent l’influence qu’elle a pu avoir sur leur travail. À la fois proche de Paris, de sa vie rapide et de son attractivité, « deuxième capitale du Mali », s’isolant au Nord vers des zones plus recluses et moins favorisées… la ville a plusieurs facettes. « Montreuil, c’est comme un pays. Il y a une langue, une culture. C’est une ville ou il y a beaucoup d’artistes. Une ville d’ouverture. C’est un chassé-croisé entre Paris et la banlieue. » Et on retrace l’expérience de cette ville hétéroclite et stimulante dans la musique de TripleGo.
« On vit dans un paradoxe et c’est ça qui nous inspire. On passe la journée au studio, après on passe voir l’expo d’un pote à côté, et encore après on remonte au quartier et on croise un pote qui bicrave. » Impossible de ne pas remarquer la curiosité et la culture qui anime le duo, tant dans l’esthétique des vidéos que dans les sonorités. Pour la vidéo de « Favela », par exemple, ils ont fait appel au talentueux Kevin Elamrani, qui a déjà mis en images tout ce que le rap français a de plus atypique et exigeant – à l’image de Butter Bullets ou Hyacinthe. Il a réalisé pour ce clip une succession de formats et d’instants brefs, pris entre la nuit et le petit matin, dans la ville et ses recoins.
Entre esthétique « rap de tess » et parti-pris arty très cinématographiques, le fameux lifestyle montreuillois est particulièrement bien capturé. Et pour cause : « On a rencontré Kevin à Montreuil. Il a kiffé la ville. Il est sincère dans toutes ses œuvres. » En retour, Kevin Elamrani n’hésite pas à parler d’eux comme de « vrais artistes ». Discrets et presque anonymes, Sanguee et Momo ne forment pas un duo de loups solitaires pour autant. Ils choisissent donc avec soin leur entourage et leurs collaborations. Ils sont notamment très proches du label indépendant Jihelcee Records, qui fait en ce moment de jolies choses avec, entre autres, Darryl Zeuja et les beatmakers Juxebox et Vaati.
« FAIRE DE LA MUSIQUE ÉMOTIONNELLE »
À nos questions, Momo et Sanguee répondent presque d’une même voix. Lorsque la discussion prend une tournure plus personnelle et qu’il s’agit d’évoquer la manière dont ils préfèrent communiquer leurs émotions, rappeur et beatmaker affichent encore le même parti pris. Eux préfèrent s’exprimer à coup de mélodies délicates et vaporeuses, murmurer quelques mots bien choisis par dessus, plutôt que bousculer et aboyer sans ménagement. Être un peu différents, en somme. « On essaie de ramener de la sensibilité dans un truc qui est dur, parce qu’en vrai, plus c’est dur, plus t’es sensible à ton environnement. Crier, ça me va pas. J’aime bien la douceur. » Histoire de réaffirmer qu’être vrai dans le rap, ce n’est pas forcément asséner les histoires les plus thug. Mais peut-être plutôt avouer sa faiblesse et dévoiler ses tourments. Sanguee l’assure : « T’es plus un bonhomme en te mettant à nu qu’en te créant un personnage. »
Si certains thèmes crus ou terre à terre et références visuelles renvoient aux codes connus du rap des cités françaises, TripleGo est également attiré par l’introspection et l’intime. Mais la singularité du duo – et tout son talent – réside notamment dans le fait qu’il fait éclore des émotions davantage à travers la finesse des prods et la façon d’y superposer les voix que par le biais des textes, souvent économes. « C’est les prods qui soulèvent les textes, qui véhiculent l’émotion. Nous on aime la musique à la base, pas que le rap. Donc si y’a un solo de guitare de huit minutes qui déboîte et que t’as que quatre mesures à poser, on roule. »
Finalement, la tournure que prend l’entretien nous permet d’en apprendre plus sur les aspirations et les craintes du duo. Il en faut peu pour les éveiller sur le sujet, et ils clament en chœur leur répulsion pour le mode de vie « fourmillière ». Celui la-même dans lequel « tout le monde a un numéro de sécu, mais au final personne ne vit de ce qu’il aime vraiment. » La ville, pourtant tant aimée et romancée dans leurs morceaux, peut devenir tout d’un coup cet objet cauchemardesque. Le duo n’est pas à court de sujets menant à la réflexion ou à la révolte, qui sont autant de sources d’inspiration. À ce niveau-là, pas d’inquiétude à avoir. C’est eux qui le disent : « Il y a trop de musiques dans le monde et trop d’inspiration pour tourner en rond. » TripleGo, ou une leçon sur comment transformer une simple « musique de drogue » en une excursion sonore et visuelle audacieuse, aboutie, sensible et sincère.