Oui, on vous parle beaucoup de Vince Staples. Mais si l’on vous dit que Summertime 06′ est moins généraliste que l’album de Kendrick Lamar car autobiographique, mais tout aussi juste et important, vous nous croyez ? Et si on vous dit que de par son traitement sonore, le projet est au-dessus de To Pimp a Butterfly, vous nous croyez toujours ? Chronique d’un aller-retour en enfer.
La date de la sortie n’est pas fortuite. À la fin du moins de juin, 6ème mois de l’année. Le 30, exactement, soit en Celsius la température qui règne sur cet été de 2006. Ce premier album, Summertime ’06, c’est la cosmogonie de Vince Staples. Une descente au plus noir de son passé, une exhibition de l’acceptation de sa condition, qui lui permettra finalement de s’en sortir, paradoxalement. Au final, un objet sonore surprenant qu’on a écouté encore et encore après sa publication sur NPR et qu’on a pas pu s’empêcher de chroniquer. Oui, le premier album de Vince Staples est un disque majeur
Dès l’intro, Vince Staples tourne le thermostat intérieur d’un cran. Sur une instru qui sonne comme une boîte à musique sinistre, des bruits de bord de mer. Long beach.
*Bang*
La tension s’installe avec une détonation de .22. Staples entre dans le vif du sujet et « Lift Me Up » pose le décor. Le talent narratif de l’artiste, que l’on avait découvert dans Hell Can Wait, consiste à créer des descriptions qui mêlent éléments factuels et souvenirs. Des lieux, des personnes de son entourage et des sentiments construisent ses histoires. C’est un éveil conscient qu’il vit cet été là, en 2006. Le regard des autres l’enferme dans une image qui dépasse sa couleur de peau. Dans une société où l’argent détermine la valeur des individus, la seule façon de s’affranchir de sa condition est de s’enrichir. Et puisque même respirer est un droit qui est parfois dénié – I can’t breathe –, pourquoi obéir aux lois ? Les racines du mal. « Lift Me Up » est une prière : le désir de Vince Staples d’échapper à la fatalité tandis qu’on l’observe y céder.
Il y a clairement une direction dans la production de l’album. De « Norf Norf » à « Loca », on se fait anxieusement traîner quelque part par les productions choisies. Destination inconnue. Début d’un voyage sous pression. Les instrumentales sont variées, mais la présence d’éléments sonores qui se répondent d’un morceau à l’autre crée une forme de cohérence. Des samples de voix, des sons à haute fréquence. Surtout, des percussions tribales et des effets sonores proches du dub pour rappeler que sur le bordwalk de Long Beach, on évolue avant tout dans une jungle. Les basses, volontairement poussées dans les infras, entrainent une moiteur pesante qui nous pousse à croire que la destination finale de ce voyage ne sera pas un happy ending. Comme dans Hell Can Wait, les métaphores élaborées par l’artiste tissent une trame obscure. Comme l’utilisation de ces termes à très forte connotation sexuelle pour décrire son passé de membre de gang.
« Bitch you thirsty, please grab a sprite
My crips lurkin’, don’t die tonight
I just want to dance wit you baby
Just don’t move too fast, I’m too crazy »
(« Norf Norf »)
La température est constante. Vince Staples nous cuisine tranquillement jusqu’au premier tiers de l’album.
Est ce qu’on est finalement au bout du boardwalk ? La pression redescend. « Lemme Know » est un duo avec Jhené Aiko (déjà présente sur la mixtape Shyne Coldchain 2) sur un beat tribal produit par No I.D.. L’évocation de quelque chose de plus enfoui, de plus inconscient. À l’unisson, la chanteuse et le rappeur nous tirent plus en profondeur, comme deux fils parallèles dont les origines seraient distinctes mais le terminus commun. Vince Staples tombe amoureux comme d’autres vont à la guerre – « I see heaven in your eyes I love to see you cry. »
Le reste de la promenade s’effectuera finalement en souterrain. Les sables de Northside Long Beach sont des sables mouvants. « Dopeman ». La température vient de s’élever dangereusement. Ce qui nous enterre ? Un beat sensuel et sombre, Kilo Kish qui se mue en sirène. Elle chante « I’m the dopeman » et sonne comme une voix que seul Staples entendrait, en boucle dans un coin dans son crâne. Le travail vocal sur ce morceau est schizophrénique.
Cette fois, la destination n’est plus inconnue. C’est droit en enfer que l’artiste nous conduit. Dans, « Jump Off The Roof », il décrit le recours aux drogues comme échappatoire à la noirceur de sa réalité. Une porte vers la lumière qu’il espère secrètement emprunter, un jour, quand il sera temps. « Highway to Hell and I’m speedin. » Les samples soul de l’instru sont étirés à l’extrême, traités par un filtre paranoïaque et angoissant. Sous les manettes de No I.D., les vocalises religieuses deviennent des cris plaintifs, échos des limbes. Puis, avec « Senorita », c’est à travers le clip que Vince Staples fait passer le message.
La température redescend. « Summertime », c’est une longue une expiration, une confession. Le beat de Clams Casino est apaisant et Staples parle d’acceptation. Accepter sa condition : « I probably couldn’t fix it if I knew the reason. » Tout le morceau sonne comme une question et dans ses vers, il semble à la fois s’interroger lui-même et demander le pardon. Mais de qui ?
« Hope you understand, they never taught me how to be a man
Only how to be a shooter, I only need the time to prove it »
*Bang*
Les sons de la mer de l’intro se répètent. La température a retrouvé son niveau initial. En guise d’ouverture au disque 2, nous voilà revenus à la surface. Sur un beat aérien de No I.D, la voix de l’artsite est rêveuse, comme pour annoncer que la destination a changé.
Classe de 6ème. Vince Staples a 13 ans. L’ambiance est à la délation. C’est dans une atmosphère paranoïaque qu’il accède à un niveau de conscience encore supérieur. Le son se fait d’ailleurs plus riche, plus enveloppant. Comme s’il couvait une transformation. Sur « Surf », les percussions se font guerrières. Le ton devient plus percutant. Staples réclame des comptes et questionne ses pairs sur le bilan de cette vie dont il cherche à s’échapper. Il réalise que ce sont les mythes qui s’entretiennent dans le hood qui les tuent, dénonçant une hypocrisie comme l’a fait Kendrick Lamar dans « The Blacker the Berry » : « So why did I weep when Trayvon Martin was in the street when gang banging make me kill a nigga blacker than me? »
« Broke and all I had was my homeboys
Either build or destroy, what you going for?
Just a pawn and a plan tryin’ to hold on
When the smoke clear why was the war fought?
Bout time you abandon the folklore »
On entame le dernier tiers de l’album et la température est plus lourde que jamais. Les thèmes de la mort, de la trahison, de l’auto-destruction, les récits d’amour sans confiance et de relations intéressées nous ont amené à ceux de l’exploitation, sur des beats sombres qui s’insinuent. Les boucles sonores se font courtes et oppressantes. Tout ça commence à collisionner comme dans un accélérateur de particules. Dans la suite du disque, les morceaux de « Might Be Wrong » à « C.N.B. » font le va-et-vient entre le mode de vie de Staples et l’idée d’être prisonnier d’une condition qu’il n’a pas choisie. Le morceau « Get Paid », qui est sorti en extrait la semaine dernière, prend toute sa dimension. Dans la longueur, on est de nouveau envahi par la confusion de la destination.
Cette longueur pourrait d’ailleurs en rebuter certains. À l’entendre développer sur une heure des histoires de rue et d’hustle life, il est tentant d’accuser Vince Staples de rabâcher. Sauf que ça reviendrait à renier la justesse et la vérité criante de son écriture. Moins complexe et conceptuelle que celle d’un Kendrick Lamar mais tout aussi dense, voire plus incisive, la plume de Staples gratte sans vergogne les plaies ouvertes pour mieux les cautériser sous la chaleur caniculaire d’un été ardent.
Et puis la lutte arrive à une fin. Il est celui. Il est celui. Il est celui qui doit en sortir. « I gotta be. I gotta be. I gotta be the one. » Pour eux. Celui qui réussit là où personne n’y parvient. Celui qui accepte ce qu’il est, prêt à laisser derrière lui une vie passée dans la rue. Il est temps de briser le cercle infernal, l’histoire de la violence qui se répète, de gamins qui se font aspirer par leur environnement et qui deviennent des chiffres et des clichés. Vince Staples signe un manifeste anti-déterministe. Dans « Like it is », il parle du sentiment d’être devenu exactement ce qui est attendu de lui, dans cette condition manufacturée par une société qui s’en amuse.
« We live for they amusement like they view us from behind the glass
No matter what we grow into, we never gonna escape our past
So in this cage they made for me, exactly where you find me at
Whether it’s my time to leave or not, I never turn my back »
*Crash*
Comme si, jusque là, c’est la radio qu’on écoutait. La fin de l’album. Le disque se termine sur un morceau qui commence seulement. Un cliffhanger. Une instru frémissante et sautillante, un « good morning » en guise de clôture. Pas de doute, Vince Staples annonce que ce n’est qu’un début.
Auteur : Jihane Mriouah
Éditeurs : Kévin, Antoine Laurent