Avec ‘JEFFERY’, Young Thug creuse l’écart

mercredi 7 septembre 2016, par Kévin. .
Il a fini par arriver, au crépuscule de l’été. JEFFERY, nouveau projet de Young Thug, a déboulé pour remuer les chaumières et affirmer les intentions de son auteur. Album d’un rappeur qui semble enfin vouloir maîtriser son évolution artistique et son calendrier, JEFFERY est une évolution plus qu’une révolution dans le son de l’alien d’Atlanta. Chronique du nouveau disque symbolique d’un artiste imprévisible.

Revenons quelques mois en arrière. En mars 2015, Young Thug sortait le très attendu Slime Season 3. Un point final. Pas à sa carrière, bien sûr. Au contraire, il se préparait à une mutation. Il était alors intéressant de voir comment Young Thug, rappeur atypique et hors catégories, orchestrait sa transformation, sans rien perdre de son excentricité. La cover de Slime Season 3, tirée d’une œuvre d’une fan, lui prête d’ailleurs les stigmates attribués au Christ lors de sa crucifixion. La mort avant la résurrection. Pour ceux à qui le sens caché aurait échappé, Young Thug s’est assuré d’accompagner la sortie de la tape d’une chouette nécrologie animée. Ça ne suffisait pas ? Le voici offrir quelques jours avant une parade funéraire à sa musique lors du festival SXSW. Dans le style traditionnel de la Nouvelle Orléans, un marching band a suivi la procession d’un cercueil portant les inscriptions « Slime S3ason ».

La fin d’un cycle

On comprend peu à peu que la trilogie Slime Season n’était qu’une réaction à chaud, les sauts à la corde d’un artiste qui ne maîtrise pas la cadence qu’on lui impose. Victimes de nombreux leaks, dont une centaine en simultané en mai 2015, le rappeur et sa web-écurie 300 Entertainment ont dû s’adapter pour présenter au public ce qui importe le plus : la musique. Les sons de Slime Season 3 avaient environ deux ans, d’après London On Da Track, producteur de « Digits » ou « Memo« . Sans pour autant sembler datés, et là réside le génie.

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Le goût du symbolisme est omniprésent chez Thugger, jusqu’à faire partie de son processus créatif. Dun Deal, le producteur de « Stoner« , enregistré comme beaucoup de ses tracks en une quinzaine de minutes, le décrivait dans un entretien pour Pitchfork. « Sa manière d’écrire, c’était quelque chose d’assez ouf. Il dessinait ce qu’il voulait faire sur un morceau de papier. C’est comme ça qu’il enregistrait : il dessinait des signes chelou, des formes. En enregistrant, il regardait ce qu’il avait fait. Un jour j’y suis allé, j’ai regardé sa feuille et je lui ai dit : ‘T’as pas écrit de mots là-dessus.’ Il m’a regardé et m’a simplement affirmé qu’il n’avait pas besoin de mots. » Son précieux ingé-son, Alex Tumay, confirmait son aptitude à dispatcher des freestyles sur les pistes de son choix.

Ce symbolisme tourne à plein régime sur la pochette de JEFFERY, sur laquelle Thugger apparaît avec une robe ennemie de toute norme sexuelle. Un mouvement habile pour ce rappeur dont les gesticulations élargissent les frontières codifiées du rap, sans jamais les dépasser tout à fait. On retrouve ce goût pour la communication dans la volonté du rappeur de changer de blaze en faveur de « No My Name Is Jeffery ». Une belle blague – personne n’y a cru, pas même le designer en charge d’écrire le nom de l’artiste sur la pochette de l’album –, qui témoigne d’une envie de progresser, de devenir quelque chose de plus grand. De prouver, d’un point de vue mathématique, que Jeffery est strictement supérieur à Young Thug. Histoire d’effacer l’image du surproductif rappeur d’Internet au profit de celle du rappeur qui travaille sur des albums et marque des paniers à trois points dans les charts. Ici intervient JEFFERY.

L’art du compromis avec soi-même

Le disque donne avant tout une impression de fraîcheur. Rien que de découvrir la majorité des morceaux à la première écoute change l’approche que l’on avait jusqu’à présent d’un projet de Young Thug. Et pourtant rien ne change fondamentalement. Pour « Webbie« , il y a « Floyd Mayweather« . Pour « Elton » « Pop Man » « Kanye West« , il y a « Future Swag« . Tout comme il y avait un « Stunna » pour un « Power » ou un « 730 » pour un « Givenchy« . Young Thug oscille depuis Black Portland entre une approche trap traditionnaliste et un goût ostentatoire pour la pop. La pop d’un monde « où Gucci Mane serait un personnage récurrent de Disney Channel et où les Migos auraient l’impact éducatif d’Alvin et les Chipmunks », comme l’écrivaient à juste titre les bonnes gens de chez POTW.

Du parrain Gucci Mane, l’un des premiers à avoir montré de l’intérêt pour le weirdo d’ATL, il est d’ailleurs question à travers un featuring et le titre « Guwop« . On y notera également les prestations remarquées de Young Scooter, dont on a dû débrider le pot avant de lui tendre le micro, ou d’Offset et Quavo, qui connaissent actuellement leur second souffle sous la bannière des Migos. Il serait traître de ne pas rendre hommage au passage de Duke, toujours à la hauteur de l’invitation quand il est convié par Young Thug. De leur collaboration découle « Webbie », certainement l’un des meilleurs titres de JEFFERY. On obtient une colonne vertébrale toujours axée sur Atlanta qui témoigne de ce personnage sans cesse tiraillé entre attirance pour quelque chose de plus grand et respect de l’héritage musical de ses influences.

Cet héritage, Young Thug a choisi de le mettre en avant à travers les titres de JEFFERY, rendant tous hommage à des idoles de Thugger (on attend toujours le track « Lil Wayne »). Rihanna est invitée à faire le job sur « RiRi« , Future est gentiment imité sur l’addictif « Future Swag » et « Swizz Beatz » est une love song appropriée pour l’un des couples les plus emblématiques du hip-hop. Jeffery a certainement aussi puisé un bol d’inspiration dans la relation qu’il entretient avec sa récente fiancée, d’où le ton ouvert et confiant de cet album. Saupoudrez le tout d’un goût pour l’image toujours à l’épreuve (« my money longer than a Nascar race ») et de lyrics improbables (« better not play with ’em boys / new AK with them boys / new feng shui with the boys »), comme autant de jets de peinture multicolores. Dun Deal affirmait que « s’il portait un serpent sur son t-shirt, [Young Thug] rapperait probablement là-dessus ». Insaisissable.

La synthèse du style Young Thug

Le rappeur élargit de manière significative sa palette musicale. Les instrus sont concoctées par les habitués Wheezy et TM88 ou les moins familiers Billboard Hitmakers, à l’énoncé approprié. On se gardera bien de parler de nouveauté sur cet opus : si les lyrics « I just signed a deal with Kevin, baby clap for me » de « RiRi » font référence à Kevin Liles de 300, alors le dernier couplet du morceau date de 2014. Impossible à savoir sans avoir réalisé un doctorat de Thugologie. Peu importe, l’enthousiasme communicatif avec lequel ces mots sont prononcés nous donne envie, nous aussi, de signer ce deal avec Kevin. Exit d’ailleurs le côté doucement psychédélique et confiné de Barter 6 : JEFFERY dévoile un enrobage qui va droit au but tout en laissant son interprète assurer la majeure partie du spectacle. Thug en profite pour explorer de nouveaux terrains, à l’image du skank et de la ligne de basse qui invoquent le reggae sur « Wyclef Jean« . Cette influence jamaïcaine très en vogue se ressent même sur des pistes comme « Harambe » ou « Swizz Beatz », où Young Thug produit des sons évoquant les voix rocailleuses et éraillées de certains singjays jamaïcains comme Capleton ou Sizzla (en l’occurrence, certains y voient davantage un hommage à Louis Armstrong).

Cette mise à jour de l’enrobage séduit. Young Thug montre une nouvelle fois qu’il en a sous le capot, jusqu’à l’ultime « Kanye West », probablement le morceau le plus entraînant jamais réalisé par l’artiste. Thugger fait toujours figure de surdoué capable d’aller trouver des mélodies auxquelles personne n’aurait jamais pu penser, de changer de flow toutes les quatre mesures s’il sent que ça serait mieux ainsi. Rarement on aura entendu avec autant de plaisir quelqu’un en avoir après notre famille entière sur « Harambe ».

Quel symbole ressort donc de JEFFERY ? Celui d’un artiste en pleine possession de ses moyens d’abord, capable de partir dans n’importe quelle direction sans jamais sonner déplacé. Celui aussi d’un artiste qui n’en finit plus de voir repousser son véritable premier opus Hy!£UN35, le disque dont on nous parle depuis (trop) longtemps. On imagine que Lyor Cohen, fondateur de 300 et pas ancien de chez Def Jam pour rien, entretient de grandes espérances pour son prodige. Son ombre plane derrière le mature JEFFERY, et il promet à qui veut l’entendre un nouveau Young Thug en interview. Après JEFFERY, nouvel album-mixtape-EP-appellez-le-comme-vous-voudrez, le moment est venu de franchir ce palier. Cette seule condition lui permettra d’élargir son public, qu’il confortera avec JEFFERY sans pour autant le renouveler.

Ce projet vient malgré tout satisfaire nos attentes à plus d’un titre. Young Thug survole le game et il le sait (« let me fuck one more time / and I will help you write your rhymes »). Logique donc que l’on ait des exigences fortes autour de ses tapes, et JEFFERY l’emporte par son côté abouti. Condensé de tout ce que Young Thug fait de plus accessible sans verser dans la facilité, synthèse de ses différentes facettes, il pourrait bien être le pont qui amène enfin Hy!£UN35 sur le devant de la scène. Mais à l’heure actuelle, les personnes capables de savoir où va l’artiste se comptent probablement sur les doigts d’une main. Avouons que c’est aussi cette imprévisibilité qui fait tout son charme.

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