ACTE 14 : 15 NOVEMBRE 2017
Rap et drogue : a-t-on atteint un climax ?
La relation entre le rap et la drogue est à double-visage. Quand l’un sert d’ode pour l’autre, c’est parce que l’autre s’en sert pour réussir dans la musique. Quand la tendance n’est plus qu’à la dépression, que toute une scène américaine n’est remplie que d’apprentis dépressifs, il ne faut pas s’étonner si l’on empile les cadavres dans l’indifférence générale. Dans un monde parallèle, le rap est devenu, en 2017, une gigantesque banque où circulent des milliers d’intervenants, chacun avec un rôle précis. Leur métier consiste à recevoir, concevoir, ou envoyer de multiples données : morceaux, albums, clips, mixtapes, etc. Ils ne sont payés qu’en fonction de leur efficacité, alors la productivité est démultipliée. Pour tenir la cadence, être endurant ne suffit plus, il faut se montrer devant de grandes baies vitrées – les réseaux sociaux – et se mettre une dose dans le nez, avaler des cachetons ou se piquer le bras avec une seringue.
On a l’impression qu’il n’y a plus qu’ainsi qu’on peut continuer à exister, à l’heure où la relation entre le virtuel et le réel est fracturée, l’imaginaire et la fiction prennent le dessus sur la raison, et le public fantasme sur la vie d’artiste, se masturbe sur la dépression et ne rêve que de foutre sa vie en l’air pour ressembler à ses idoles. Ce phénomène d’autodestruction identitaire est le grand mal du 21e siècle. La dépression, pathologie extrêmement grave, se trouve banalisée au travers des réseaux sociaux, qui ne constituent plus seulement un vecteur de communication, mais le miroir d’une population qui se construit dans un espace de faux-semblants.
On n’écoute plus la musique que pendant l’instant d’une infidélité pour un autre artiste, on virevolte de morceaux en morceaux, passe d’albums en albums sans jamais s’arrêter pour apprécier le paysage. Les artistes eux-mêmes se mettent à produire comme des machines, et dans la constante peur d’être oubliés les réseaux sociaux deviennent à la fois des vecteurs promotionnels mais également les vecteurs d’une intimité brisée. Comme dans une gigantesque émission de télé-réalité, le public observe et vote pour les personnages qu’il juge comme étant les plus intéressants. Alors si les autres concurrents voient qu’un des leurs est au centre des attentions car son image d’artiste-dépressif-et-sous-drogues plait, ils vont se servir d’une image semblable, quitte à se montrer en pleines montées de plusieurs substances simultanément et faire l’apologie de choses dont il n’aurait jamais pensé devenir les esclaves.
Dans ce monde parallèle de 2017, on se rend compte que rien n’est « parallèle » finalement : tout autour ressemble à s’y méprendre à ce qui vient d’être décrit. Lil Peep est mort d’une overdose de Xanax et le public ne trouve rien d’autre à faire que prendre du Xanax en sa mémoire. En 2017, Young Thug rend hommage à Lil Peep tout en postant quelques semaines plus tard une vidéo de lui en pleine injection de Lean par intraveineuse. On a passé la majeure partie de l’année à attendre inlassablement l’annonce du décès de Lil Wayne et on a une nouvelle fois donné à Pimp C et DJ Screw nos respects, comme on le fait depuis leur disparition. C’est là qu’on se rend compte que peu de choses ont changé, qu’on a l’impression finalement que le rap est condamné à revivre de manière cyclique les mêmes événements, qu’aucun décès ne sera l’électrochoc indispensable pour arrêter de perdre des artistes dont l’apport à la musique aurait été plus que bienveillant.
Le public a un rôle à jouer dans cette prise de conscience. Si on arrêtait d’utiliser seulement les artistes comme des pansements et qu’on essayait à notre tour de panser leurs plaies, par n’importe quel moyen, on aurait peut-être déjà fait un pas. S’intéresser aux vrais problèmes, et ne pas à les fantasmer dans l’espoir d’avoir les mêmes parce que le spleen est trendy en 2017.