Le projet de l’été, signé 21 Savage et Metro Boomin, est arrivé d’Atlanta comme un coup de poignard en plein coeur : Savage Mode est un EP oppressant, au sang froid. Nous le savions au moment-même où nous vous proposions de l’écouter, le 18 juillet dernier. Un mois et demi plus tard, après qu’il ait traumatisé nos jours et nos nuits, on s’est décidé à le chroniquer.
« 21 Savage me donne envie de me voler moi-même. »
« Ce track me motive à ne plus payer de pension à mon ex. »
« Ça me ferait presque jouer à la roulette russe tout seul. »
Voilà les premiers commentaires, cruels, qui jaillissent sur YouTube à l’écoute du projet commun entre le rappeur 21 Savage et le producteur Metro Boomin. Mais pourquoi tant de haine ? Le projet, intitulé Savage Mode, est arrivé comme un Ice Bucket Challenge en plein été. Dans une ambiance glauque au possible créée de toutes pièces par Metro Boomin, 21 Savage débite des insanités avec un flegme de tous les instants. On traverse l’EP comme une ruelle sombre, interminable, suffocante. Et qui se rétrécit de plus en plus. Le jeune loup n’est pas là pour déconner, et ça se sent. Il a envie de tuer tout le monde – au sens figuré du terme désormais. Mais au lieu de l’exprimer furieusement, comme pourrait le faire un Waka Flocka, ou avec mélancolie comme le ferait un Lil Herb, il l’étale en toute nonchalance. Comme si la vie l’avait immunisé contre tout, et qu’il avançait sans remords.
Et c’est probablement le cas. Les quelques interviews que l’artiste a données font froid dans le dos. Shayaa Joseph, de son vrai nom, tire la noirceur de sa musique des 23 premières années de sa vie. Là où d’autres excellent dans le fictionnel, lui ne peut que se cantonner au vrai. En cinquième (7th grade aux États-Unis), il est viré de son collège pour avoir amené un 25 millimètres dans l’établissement. Une première suspension qui en amènera d’autres, jusqu’à que Shayaa décide finalement de rester chez lui pour écumer sa dope depuis le porche de la maison de sa mère. 21 Savage fait partie de ses rappeurs qui n’avaient pas besoin de la musique pour sortir la tête de l’eau financièrement. Avant le rap, lui achetait déjà des voitures à sa daronne et endossait le rôle d’homme de la maison, son père n’y ayant jamais mis les pieds. Une enfance qu’on ne peut qualifier de « difficile » tellement ce serait un euphémisme mais qui, indéniablement, à laisser des traces indélébiles sur celui qui a intégré la promotion 2016 des XXL Freshmen. Au point d’en teinter l’ensemble de son oeuvre musicale.
Le trappin’ et l’argent « facile » ne sont qu’une partie de ce que a fait de lui ce qu’il est aujourd’hui. Le reste est beaucoup, beaucoup plus lugubre. En 2011, celui qu’il qualifiait de sa « main gauche » se fait descendre avec sa génitrice, que Shayaa considérait comme sa mère. Deux ans plus tard, c’est sa « main droite » qui se fait assassiner dans une fusillade durant laquelle 21 Savage prend six balles (la rumeur dit que le tireur est lui-aussi décédé dans l’histoire, mais le rappeur n’a pas confirmé ce point). Une embuscade dont il dit, encore à ce jour, ignorer la raison. C’était le jour de ses 20 ans. « Quand tu prends certaines décisions dans la vie, il faut être conscient de leurs conséquences. Je sais ce qui vient avec ce lifestyle. » À 23 ans, 21 Savage en a presque trop vécu. Le poignard qu’il s’est tatoué entre les deux yeux (qui, de loin, ressemble à une croix) est un hommage à son petit frère, lui aussi assassiné à Atlanta. « C’est juste ma vie. J’essaie de devenir une meilleure personne. Jusqu’à présent, je ne faisais que terroriser les gens. Tu ne peux pas ne faire que du mal autour de toi et espérer que quelque chose de bien t’arrive. »
Accro au drank et aux anti-douleurs (une habitude prise à l’hôpital, pendant sa convalescence), 21 Savage rend son existence moins douloureuse avec ce qu’il peut. Et depuis que le producteur Sonny Digital lui a offert son premier micro, le rap fait désormais partie de son traitement analgésique. « La mort, c’est naturel. C’est le meurtre qui ne l’est pas. J’ai juste appris à vivre avec depuis que je suis gamin : mon oncle s’est fait tuer devant mes yeux quand j’avais 11 ans. On lui a tiré dans la tête deux fois. » Apathique, impassible et presque blasé, le rappeur exprime en musique pourquoi il voit la vie en noir et blanc – et rouge. Le track « No Heart » de Savage Mode en est la parfaite illustration : « I grew up in the streets without no heart. » Non, Shayaa Joseph n’a plus aucun coeur, aucune pitié. Un côté terrifiant, sans cris, donne une profondeur à sa musique, une envergure à son personnage. Parce qu’au fond, qu’est ce qui différencie 21 Savage de la tripotée de trappeurs d’Atlanta ? Sur son projet précédent, The Slaughter Tape, on retrouve la même haine froide, déclinée sous formes de tubes qui font résonner les murs des trap houses. Mais avec Savage Mode, le rappeur a pensé un projet de A à Z, bien aidé par les beats de Metro Boomin qui l’ont fait franchir un net palier. Des outros qui tissent un lien charnu entre les titres de l’EP. Des synthés qui semblent amerrir sur les basses et les effleurent sans jamais se poser. Et ces cloches qui semblent annoncer le jugement de la dernière heure. Comme si le studio frissonnait avec nous… brrr.
Pas ou peu d’émotion dans la voix, un flow monotone et pas vraiment impressionnant… on pourrait trouver ça chiant. Mais l’incroyable univers créé par Metro Boomin est tellement prenant qu’on s’y plonge volontiers. Tout ce que touche le producteur en ce moment se transforme en or : Kanye, Drake, Ty Dolla $ign, Migos… le jeune prodige de 22 ans a enchaîné les tubes avec les têtes d’affiche du rap ces derniers mois. Pourquoi alors, son regard s’est-il cette fois-ci porté sur 21 Savage, un « rookie » d’Atlanta ? Un choix pas si anodin. Tel un directeur artistique, le bouillant producteur a pensé puis esquissé son projet comme un vrai chef d’orchestre – ce qui est tout de même plus aisé à réalisé quand l’on ne bosse pas avec des habitués du Billboard. En moins de dix titres, il dépeint un univers ultra-sombre calibré pour son acolyte. Un pari osé mais réussi, qui montre que Metro n’a pas forcément besoin d’un Young Thug ou d’un Future pour foutre le feu.
Au milieu de tout ça, un seul rappeur s’est invité en featuring : Future. Sur un morceau qui parle des… ex, bien sûr. Ce Future-là est bien celui que l’on a retrouvé après sa rupture avec Ciara, qu’il ne se prive pas d’égratigner sur « X ». Pas étonnant de retrouver les deux rappeurs sur un morceau : à ATL, ils partagent le même entourage, en atteste le clip de « Trap Niggas » d’Hendrix où 21 a un rôle central. Habitué à être en osmose avec Metro Boomin, la star d’Atlanta vole sur le beat par petites touches, comme un impressionniste, et se fond parfaitement dans l’EP.
Partout où il passe, Shayaa Joseph jette un froid. Il raconte ses fusillades et autres troublants épisodes de vie comme il rappe : avec un tel ennui que ça en devient encore plus flippant. 21 Savage, c’est le rap d’un mort-vivant. Au sens propre.