Elles multiplient les vidéos aux centaines de milliers de vues comme Angel Haze, subliment les featurings de Kendrick Lamar comme Nitty Scott MC (cf notre article), affolent les connexions internet comme Awkwafina. Pourtant, rien n’y fait : alors que leurs alter egos masculins connaissent des carrières fulgurantes, même les “femcees” les plus talentueuses peinent à devenir mainstream. Pour Erik Nielson, professeur de littérature afro-américaine et de culture hip hop à l’Université de Richmond, l’explication est évidente : aux Etats-Unis, l’industrie du rap boude les rappeuses. SURL a décrypté son point de vue.
Dix années de désert
Au début des années 90, il faut avoir la trempe d’une Queen Latifah ou d’une MC Lyte pour s’imposer sur la scène rap. Les rappeuses sont minoritaires, mais leur succès est indéniable : les Etats-Unis s’arrachent leurs disques. Salt -N-Pepa, Da Brat, Lauryn Hill ou encore Lil Kim sont sacrées disques de platine et accèdent au rang de superstars. En 2003, les Grammy Awards leur dédient une nouvelle récompense, celle de la Best Female Rap Solo Performance, raflée deux fois par Missy Eliott. Courte apogée, qui précède une rude redescente : dès l’année suivante, les ventes dégringolent, les majors s’enfuient, la catégorie est supprimée des Grammies. Les grosses vendeuses de disques disparaissent de la planète rap – à l’exception de Nicki Minaj, double disque de platine et ovni commercial.
Selon Erik Nielson, l’image des femmes véhiculée par le rap est en partie coupable de ce vide musical. Il cite la chercheuse Tricia Rose, selon laquelle “l’exploitation des femmes est presque devenue la norme dans le hip hop mainstream”. Pendant des années, les artistes masculins surmédiatisés ont fait leur beurre en dégradant l’image des femmes, faisant d’elles des objets interchangeables, indignes d’intérêt. Les femmes sont exclues de la grande famille du rap, et lorsqu’elles y sont intégrées, on voit leur sexe comme une catégorie à part entière : il y a le rap hardcore, le rap alternatif, et les “femcees”. MC Lyte en a fait l’expérience : “Pour les autres, tu étais une femme MC, tu sais, on te voyait jamais juste comme un MC. Avec un peu de chance, on te disait : tu débrouilles pas mal, pour une femme .”
Complicité de l’industrie du disque
Le vrai responsable, d’après Erik Nielson, c’est l’industrie du disque. Le chercheur cite une scène vécue par Sharaya J, poulain de Missy Eliott, alors qu’elle se présentait devant les directeurs d’une maison de disque. L’un d’eux lui propose de porter des talons et de se faire poser des extensions. “Vends-nous du sexe”, lui dit-il. La crédibilité des rappeuses en tant qu’artiste est secondaire, c’est le règne du maquillage à outrance, de l’apparence d’abord. Et pourtant… Erik Nielson rapporte que l’une des excuses invoquées par les majors pour ne pas lancer les femmes est bien souvent la même : financer tout leurs artifices leur coûterait trop cher. Edifiant.
Pendant des années, pour accéder au mainstream, les femmes ont donc reproduit le schéma masculin dominant. Pour vendre, elles ont dû choisir entre jouer au garçon manqué ascendant gangsta, ou, à l’inverse, se ranger du côté de l’hypersexualisation, de la poupée Barbie, dans la veine de Nicki Minaj. Pendant ce temps, les radios et les télévisions n’ont pas cherché à promouvoir d’autres représentations de la femme, sauf ponctuellement, sur le mode du buzz. Le flop Kreyshawn, après le succès de son premier titre Gucci Gucci en 2011, les a confortées dans cette voie.
2014, triomphe des femmes ?
2014 devrait pourtant être l’année de la rappeuse. C’est la thèse de Tom Barnes, du site Policymic. Lauryn Hill, Azealia Banks, Iggy Azalea… les albums de MCs au féminin vont sortir en rafale en 2014. Pour lui, elles disposent d’un avantage de taille : à ses débuts, le rap se distinguait en tant que porte-parole du côté underground de la société américaine. Aujourd’hui, les rappeurs ont été avalés par la pop culture. Les femmes, toujours marginalisées, disposent encore de ce potentiel, et ont compris qu’elles devaient le mettre à profit pour briller. Les rappeuses seraient donc porteuses d’une énergie nouvelle, destinée à exploser cette année.
Douce utopie, selon Erik Nielson. La machine du sexisme dans l’industrie musicale est trop bien huilée, peu de risque qu’elle s’arrête du jour au lendemain. Mais y a indéniablement du progrès : aujourd’hui, des routardes du rap comme Missy Elliott ou Lil’ Kim sont les mentors d’artistes émergentes, contrevenant à l’idée qu’une femme a besoin du soutien d’un rappeur pour percer (à l’image de la même Lil’ Kim et de Notorious B.I.G dans les années 90).
Enfin, entre Jean Grae, Gavlyn, Gifted Gab, Ruby Ibarra et consorts, la scène underground est plus que jamais une pépinière de talents dans laquelle les maisons de disques, quand elles auront enfin retrouvé un peu de courage, n’auront plus qu’à piocher.
> Lire l’article d’Erik Nielson pour Code Switch, un programme de la National Public Radio.