Beats fades, featurings pas à la hauteur, couleur musicale aseptisée… Pour votre ami fan de rap (ou pas), Dr Dre ne s’est pas foulé en sortant son 3e album solo, Compton. On vous aide à contre attaquer en quelques arguments bien huilés, avec ce petit guide d’autodéfense musicale.
En bon fanatique de rap que tu es, tu aimes voir évoluer cet art. Tu as commencé avec le rap des 90’s, la golden era, mais tu n’es pas sectaire pour un sou et trouve même dans le rap actuel un regain de créativité. Tu as la chance d’avoir des amis qui partagent ta passion, dont certains ne jurent que par « l’authenticité ». L’un d’eux, appelons-le Alexandre, est particulièrement irritant depuis ce matin. Il faut dire que Dr Dre a sorti son album Compton, brisant un quasi silence radio de presque 15 ans.
Un événement qu’Alex, en bon sniper des réseaux sociaux qu’il est, a immédiatement mis sous la lunette de son fusil. Le risque, c’est qu’à chaque soirée ou diner entre amis Alex dégaine sa savante panoplie d’arguments pour t’expliquer à quel point Dr Dre est une sombre feignasse. Pour ébranler ses certitudes, ta meilleure arme sera le dialogue et la rhétorique. Et ce petit pense-bête qui t’aidera à répondre point par point à ton fâcheux ami s’il vient te chercher de nouveau sur la question.
« Ça fait des années que Dr Dre ne fait plus ses beats »
Ce n’est pas faux, mais remettons l’affaire dans son contexte. Quand Dr Dre sort The Chronic puis 2001, il change par deux fois la face du rap jeu. En devenant multimillionnaire, il engage pléthores de ghostbeatmakers (Hi-Tek, Mel Man, Focus…) pour se consacrer à ses nouveaux hobbys : gagner des procès et vendre des casques bon marché. Ne lui en veut pas, ça ne change rien à sa patte artistique. A-t-on réclamé à Jésus de marcher tous les jours sur l’eau ? Depuis quand le fait que Michael Jordan ne claque plus un seul dunk en NBA t’empêche de porter ses pompes à 200 balles ? Oh et breaking news, Dr Dre n’est pas vraiment docteur non plus.
« Il n’y a pas de claviers G funk et aucun sample de Parliament sur l’album »
Tu sais, après plus de 20 ans d’exploitation sur la côte Ouest, les gisements de samples p-funk sont quasi épuisés, un peu comme comme la rarification du thon dans l’océan à cause de la pêche intensive. Comme les exploitants de pétrole avec le gaz de schiste, Andre a du trouver un produit de substitution en allant lorgner du coté de sonorités résolument plus modernes. Mais il fait un effort en faisant kicker Justus, un Nate Dogg-like plus que correct. Et puis, avoue-le : entendre Snoop Dogg scander à nouveau « BowWowWowYeepeeYeahYeepeeYo » (un gimmick de George Clinton à la base, hein) ou Roger Troutman entonner « California love » à la talkbox aurait été aussi incongru et ringard que de voir Sébastien Patrick débouler au mariage de ton cousin au Lavandou.
« Et ‘Detox’ alors ? »
Je comprends ta frustration. Tu te sens trahi, un peu comme quand tes parents n’ont pas tenu cette promesse de t’emmener à Walibi l’été 2004. La transaction émotionnelle t’est douloureuse. Comme un jeune enfant qui refuse de saisir ce que la main de l’adulte lui tend par peur de perdre ce qu’il a déjà. Tu sais, le lâcher prise est une preuve de confiance. Cela nécessite l’acceptation de nos limites, la reconnaissance des autres dans leurs différences et la capacité de faire avec ce qui est dans le présent. Brace yourself.
« Son truc de reverser des royautés aux enfants de Compton c’est pour le buzz »
Je te trouve trop dur sur ce coup. Tu n’es pas loin de la théorie du complot, méfie toi. Même s’il ne fait pas vraiment partie de l’ordre des médecins, Dr Dre aime aider son prochain, et pas uniquement pour redorer son image de milliardaire. Si c’était le cas, les rapaces de la musique caritative auraient déjà fondu en piqué comme sur la carcasse de Coluche. Non, s’il supervise de main de maître cet album et s’implique autant qu’un JJ Goldman en fin de droits, c’est que cet album c’est un peu comme « Les Enfoirés » : ça ne plaira pas à tout le monde mais ça part d’une bonne intention. Et puis regarde, il invite même Xzibit. Si ce n’est pas là une preuve d’altruisme et d’abnégation.
« L’album est quand même très aseptisé »
Tu sais, cet album est bio. Il est passe partout. Il te laisse le loisir de briller ou pas en société dans des apéritifs dînatoires meublés par Ikea. Il n’est pas en format physique pour le moment, sa faible empreinte carbone te permettra donc de te rapprocher de cette jeune vegan féministe éco-militante qui vient de te servir un vin sans sulfate. Et si la propreté te pose vraiment un problème, laisse-moi te proposer un concert de grindcore dans un squat, tu auras l’occasion de te sentir plus vivant en salissant tes Stan Smith.
« L’album s’appelle ‘Compton’ mais il y a peu de jeunes talents prometteurs de Compton »
Oh, tu travailles peut-être pour la mission locale de Crenshaw ? Quand Booba écrit « Le Duc de Boulogne », se sent-il obligé de faire poser une prostituée pour justifier son titre ? Certes le jeune Anderson .Paak vient de Venice Beach, par exemple. Mais doit-on lui refuser l’accès à un stage rémunéré dans une entreprise florissante sous prétexte que son profil ne rentre pas dans les lignes de subventions contre l’exclusion dans les quartiers ? Cette discrimination positive blesserait Emmanuel Macron.
« C’est quoi cette manie de mettre trois beats par track ? Il n’y a pas de vraie cohérence sur l’album »
Tu sais, Dr Dre et son pool de beatmakers sont à la production musicale ce que sont les frères Tang à la distribution de bouffe asiatique. Si c’est bon, pourquoi demander plus et chercher de la cohérence, du sens ? L’acceptation de la banalité du quotidien n’est-elle pas le premier pas vers le bonheur ? Montaigne ne disait-il pas se contenter de « la lumière qu’il plait au soleil de nous communiquer par ses rayons » ?
« L’album n’est pas si ouf pour un grand final tant attendu »
En fait, je commence à te cerner un peu. Tu es du genre à débouler les mains dans le dos au feu d’artifice du 14 juillet avec un pull saumon sur les épaules. Et tu sors à chaque fois des phrases du genre : « Et dire que c’est avec nos impôts qu’ils font ça. Il se sont pas foulés. » Mon ami, comme disait Bouddha, toutes les choses dans ce monde se résolvent dans la vacuité. Elles ne viennent pas à l’être, elles ne cessent pas d’être, elles ne sont ni altérées, ni immaculées, elles n’augmentent ni ne diminuent. Prends un moment pour méditer là dessus et n’oublie pas de renouveler ton abonnement aux Inrocks. Cordialement.