Face à l’omniprésence de certains rappeurs, les Goodbye Tomorrow ont choisi une toute autre voie. Celle de l’anonymat qui consiste à laisser leur musique parler pour eux. « If we focus on the core content, the arc of everything, you get the truth. » Tentative de coup de projecteur sur un groupe de rap qui se tapit dans l’ombre mais qui a tout pour attirer la lumière.
Internet n’a pas seulement bouleversé notre mode de consommation de la musique. Il a aussi inversé les rapports de force dans l’industrie musicale et permis à toutes sortes d’artistes de propager leur craft, loin des schémas classiques. À l’heure des réseaux sociaux et du streaming, les rappeurs en particulier sont plus libres que jamais de se construire une histoire et un personnage pour entretenir leur différence. C’est l’histoire de Goodbye Tomorrow.
Signés chez Rostrum Records, le label de Pittsburgh qui a déniché Wiz Khalifa et Mac Miller, les Goodbye Tomorrow ont des racines du côté de Chicago. Si le pluriel est approprié pour parler d’eux, on ignore précisément combien ils sont. Ne quittez pas cette page écœurés par ce manque de professionnalisme, on a fait nos devoirs. C’est simplement que les Chicagoans distillent leur communication au compte-gouttes et ne laissent filtrer que ce qu’ils ont décidé de montrer. A priori, il y a derrière les manettes tout un crew d’artistes, photographes, designers, programmeurs… Musicalement, ils seraient deux : un rappeur et un producteur, ce qui expliquerait la forte cohésion qui existe entre tous les titres qu’ils ont sortis. L’usage intensif du mot en « n » d’ordinaire interdit aux rappeurs blancs laisse présager de la couleur de peau du emcee.
Tentative d’investigation sur le site de leur label. Lorsqu’on clique sur le lien qui balance normalement la bio et la discographie des artistes, on est automatiquement renvoyé vers leur étrange site internet. Peut-on d’ailleurs parler de site ? Il s’agit plutôt d’une œuvre d’art contemporain interactive qui rassemble tout ce qu’on peut savoir sur eux à ce jour. Pas plus, pas moins. La devise ? Prôner l’émancipation de chacun par l’action collective grâce aux outils du monde 2.0. Bienvenue dans la machine.
Prenant la forme d’une interface Windows 95 désuette, le site permet d’accéder à leurs réseaux sociaux, leur album et leurs anciens titres. Lorsqu’alléchés on finit par dénicher dans un dossier un fichier « Biography » que l’on s’empresse d’ouvrir, c’est un écran bleu fatal error que renvoie le programme. Nous n’en saurons décidément pas plus – seuls de rares passages de leurs clips nous autorisent à spéculer sur l’apparence des des hommes, cf la capture d’écran ci-dessous. Tout au plus espérait-on qu’ils se dévoileraient au grand jour après la sortie de leur premier album A Journey Through The Mind of A Non Believer. Ils ne l’ont pas fait. Tout est prémédite, calculé pour effacer l’égo de chacun au profit du collectif et se concentrer sur l’essentiel, leur art : une livraison musicale hautement addictive couplée à des visuels ambitieux. Chez eux, l’esthétique impeccable est indissociable du message.
Tout a commencé en début d’année avec « JAY Z« , un titre-célébration qui se sert du pseudonyme de Shawn Carter pour parler du pouvoir qui réside en soi et de la capacité de chacun à s’élever de sa condition. Une carte de visite pour Goodbye Tomorrow remplie de lignes intelligentes (« Every time I’m on this mic I’m Michelangelo painting portraits of hell ») et appuyée par une production électronique et rebondissante. Les titres suivants, le très bon « 100K » en tête, permettent de construire deux-trois certitudes : paradoxalement, un certain egotrip est au centre du message délivré par le MC, celui qui célèbre la réussite et le potentiel humain. La bande son parfaite pour un travail de développement personnel. Ensuite, Chicago est bien la matrice qui fait office de carte-mère. Et la musique de Goodbye Tomorrow est une sacrée claque, à chaque fois.
Finalement, l’album préparé depuis deux ans arrive pendant l’été. Pochette sobre. Format court de douze titres. Pas de featurings, le titre en combinaison avec Lil Herb n’était qu’un amuse-bouche aussi efficace qu’une extension de RAM. Si l’on ressent l’empreinte de Chicago à travers l’urgence et l’énergie qui se dégagent du disque, on ne navigue pas en plein courant de drill music et d’histoires de gangs. Ici, on célèbre la réussite et la débrouille en famille, à grands coups de plume aiguisée. Ce premier essai étonnement équilibré au gramme près leur a valu quelques comparaisons au délire technophile de Childish Gambino. Les productions empruntent à la trap et à la cloud music avec un soupçon de drill, et les vagues de percussion nous tombent dessus avec la précision imposée par une bande passante élevée. On décèle même des excès de grandiloquence à la Kanye sur quelques pistes.
Bonne nouvelle, derrière l’emballage philosophique et l’amour louche pour la technologie un peu cheap d’hier et d’aujourd’hui, la musique des Goodbye Tomorrow n’oublie jamais d’être distrayante et aguicheuse. Les thèmes traités dans les morceaux sont finalement assez communs mais l’écriture est suffisamment originale et chargée en bonnes idées pour donner envie d’y revenir. Collective ou pas, l’œuvre du groupe est plutôt attachée à la personnalité de son rappeur qui a une écriture très introspective. Qu’à cela ne tienne, écouter le travail des Goodbye Tomorrow ne suffit pas. Il faut le vivre comme une expérience à 360°, en connectant les clips magnifiques et tout l’univers apporté par le collectif pour apprécier toute l’étendue de leur art.
Les Goodbye Tomorrow ont fait un pari ambitieux, celui de l’anonymat total offert par Internet. Ils ne sont pas les premiers à vouloir se faire discrets, mais ils poussent le délire plus loin qu’MF Doom ou les Daft Punk ne l’ont jamais fait – à ce jour, aucune tournée n’a jamais eu lieu. Dès lors, la manière d’appréhender leur musique devient unique. Pour pallier le mystère qui entretient leur succès, ils ont conçu une expérience interactive qui créé une mythologie déjà riche pour un groupe qui a effectué son premier login cette année. Le crew joue avec le feu : si le contenu ne suit pas, les amateurs pourraient rapidement déserter les serveurs. Pour autant, ils n’ont pas démérité en sortant un premier album de haut niveau, qui confirme tout leur potentiel. De quoi nous donner envie d’entasser quelques méga-octets supplémentaires de leur musique sur nos disques durs.