Dans l’interview qu’il nous avait accordée en avril, Rocca nous prévenait : « Je ne fais pas du rap MacDo. » Avec un quatrième album, Bogota Paris, proposé en français et en espagnol en cette année 2015, celle de son quarantième anniversaire, on se demandait si la livraison n’était pas trop copieuse. La digestion passée, on se remémore la dégustation et analyse l’arrière-goût.
Douze ans. C’est donc le temps qu’il aura fallu pour que Rocca s’invite de nouveau dans le marché du rap français. Paradoxe ou anomalie, c’est un retour assez discret auquel l’un des emcees les plus talentueux de sa génération a droit. Et pourtant.
Si, en dépit des années, Rocca assure avoir « toujours cette flamme olympique dans les yeux qui ne s’éteint pas », la galette qu’il livre ne tombe pas pour autant dans le piège du jeunisme. Néo quarantenaire, le franco-colombien offre, sans complexe, un rap qui a l’âge de ses artères. Les ambiances résolument exotiques n’altèrent en rien le réalisme des propos. L’intro de Bogota Paris ne fait d’ailleurs pas la dentelle, entre la fougue qu’on lui connaît et un flow parfaitement maîtrisé sur une production soigneusement ficelée. Et une punchline qui résume à elle seule la donne : « Sache que ce qui passe dans ta fosse nasale / C’est la vengeance d’un peuple qui a la dalle. » Le ton est donné. Rocca n’a jamais été particulièrement fort pour amener de l’humour dans sa musique. C’est la franchise d’un artisan du micro, qu’on devine habité par des considérations humanistes, qui peut séduire au premier abord. Un gamin des rues de Paname dont l’âme ressort au détour de quelques naïvetés qu’on pardonnerait difficilement à un jeune rappeur contemporain.
Car, en l’espace de vingt ans, le rap a énormément évolué dans le fond comme dans le forme, et dans la manière de les aborder. De la même façon que la photographie a surpassé la peinture comme moyen de description, le rap s’auto-alimente et se dépasse lui-même sans cesse. Savoir bien rapper ne suffit plus, cela se saurait, et les bibliothèques iTunes seraient remplies de projets rivalisant de technique. Non, l’auditeur de 2015 demande un « plus produit ». Paradoxalement, alors que le rap arrive à maturité, on demande aussi à ses acteurs de se justifier passé la quarantaine, alors qu’on porte aux nues les vieux rockeurs. Les rappeurs, passés un certain âge, doivent-ils pour autant raccrocher les gants, ou trouver un moyen de faire vieillir le genre sans forcément finir en Mr Burns du Game ? Dès lors, la question se pose : comment aborde-t-on, à 40 ans, l’écriture d’un album de rap ?
Rocca, lui, a tranché. « Plus j’avance dans le temps et moins j’écoute de rap » nous dit-il en interview. Il a pris le parti d’affiner son propos – ou tourner en rond, diront les esprits chagrins – autour des mêmes thèmes. Ainsi, plusieurs morceaux nous plongent au cœur de sa Colombie, peignant une toile plutôt sombre, ancrée dans le quotidien, à l’image du track « Pour exister » qui évoque la logique de survie où, lorsque « l’on vit dans la douleur, chaque sourire à son prix ». De même, le morceau « Avec la lune » jette un regard sur Les veines ouvertes de l’Amérique latine qu’évoquait avec ferveur Eduardo Galleano. Rocca résume : « Ici, l’on meurt pauvre dans la richesse d’un pays. » Un braquage local qui rejoint un constat plus global, qu’il pose sur « Vatos Locos » : un monde où « les jeunes veulent des guns » et où il se sent presque obligé, plus par dépit que par plaisir, d’avoir à « refaire du sale ». Soit. Mais sinon, Sebastian Rocca a t-il vraiment quelque chose à nous dire que ne diraient pas les autres ?
Apanage de l’expérience ou refus des clichés, l’autre thématique forte de cet album tient au souci, presque clinique, de déconstruire le mythe du gangstérisme dans le rap : si le droit au second voir au troisième degré n’est pas à remettre en cause, il déplore dans « Mythomanes.fr » le fait que bon nombre de compères français aient vulgairement épousé l’imagerie véhiculée par les acteurs du rap nord-américain, au détriment d’une identité propre. Dans « Larmes assassines », il évoque une des facettes de « la vraie violence » : celle des jeunes sicarios, des adolescents engagés comme tueurs à gages par des cartels de la drogue opérant en Amérique Centrale et Latine, à l’image de Medellin, cité du nord de la Colombie connue pour avoir été le fief de Pablo Escobar, jusqu’à sa mort en 1993. On s’en doute, Rocca n’aura sûrement pas campé devant son téléviseur pour ne pas louper le premier épisode de Narcos.
Heureusement, d’autres morceaux viennent équilibrer les débats, avec une note plus enjouée. À commencer par un vivifiant « Retour aux sources » aux accents reggae pour celui qui « pioche dans la old school pour faire de la bonne new school » : une façon comme une autre de nous rappeler que le rap est né en Jamaïque. De même, le morceau « À l’ancienne » (en featuring avec Daddy Lord C) nous renvoie aux bonnes heures de la Cliqua où, en dépit des années, la complicité et les automatismes semblent être toujours de rigueur. Des notes festives prennent aussi leur envol à travers le morceau « Baby Face » qui ne manquera pas de faire danser plus d’un amateur de saveurs cubaines. Tout comme l’entraînant « Oyelo », où une texture rock épouse un rap enragé dans la langue de Cervantes. Le dernier virage de l’album apporte une note plus introspective, avec l’excellent « Fire Burn », où celui qui est « un homme à présent » songe à réduire en cendres une rage qui, au fil des années, l’a aidé à « manier le micro comme une sarbacane ». « Asalto », bouquet final instrumental, révèle dans un ballet jouissif toute l’étendue de ses talents de musicien et d’arrangeur.
Bogota Paris sonne donc comme un condensé de vingt années de rap. Mais bien plus encore, c’est un voyage musical de 13 titres riches en saveurs, qui séduit par sa diversité, où des couplets techniques épousent les rythmes afro-latins et caribéens. Pour accompagner le tout, on trouve des invités minutieusement triés sur le volet : le emcee s’est entouré de quelques pointures, à l’image de Lyricson (reggae), Nelson Palacio (multi-instrumentaliste cubain) ou Alguacil (producteur et musicien colombien), mais aussi de diamants bruts tels que Diana Pereira (chanteuse colombienne), DJ Nelson (son compère sur scène et membre du Turntableast Crew) et son acolyte de Tres Coronas, le rappeur P.N.O.
L’album de Rocca n’apprendra rien à personne, si tant est qu’il subsiste encore des gens pour attendre du rap qu’il élève. Mais reste le style. Le mot est lâché : Rocca, c’est le style. Un styliste suprême et intemporel. En somme, c’est un album à la hauteur de la réputation de son auteur : original, cohérent, exigeant. Si l’on retrouve un socle très hip-hop, il permet aussi à celui qu’on appelle El Original de faire la transition vers une quête musicale, artistique et identitaire dont il se fait à la fois fois le défenseur et le promoteur. Et que « ceux qui n’écoutent pas la musique avec les yeux » pourront sans doute apprécier à sa juste valeur.
Rocca sera en concert le 22 novembre prochain au Pan Piper, à Paris.