Jour après jour, le centre de gravité de la création musicale se déplace. Ou plus simplement se démultiplie en différents points du globe. Si bien qu’à terme les tribus musicales seront sans doute amenées à disparaître. C’est un peu l’exploit que réalise Skepta avec son Konnichiwa, qui inscrit sans forcer le grime au panthéon du sound system planétaire. Analyse d’un succès qu’on avait vu venir comme un drive-by en déambulateur.
Préparez-vous : dans dix ans, les Britanniques contrôleront le monde. Adele sera sans doute la Prime Minister, Idriss Elba tournera son cinquième James Bond et les hautes instances culinaires comme le KFC seront forcés d’introduire le Fish and Chips à leur menu. Tout ça à cause de Skepta, un mec en survêtement digne de La Haine qui aura forcé le monde à regarder à nouveau le Royaume-Uni avec le respect qui lui est dû.
Comment en est on arrivés à ce scénario – idyllique ou catastrophe selon que tu soies pour ou contre la perfide Albion ? Suivant une montée en puissance exponentielle depuis deux ans en terres Britanniques avec le succès de ses singles, dont « That’s Not Me » et le fameux « Shutdown » (chacun écoulés à plus d’un million d’exemplaires au Royaume de Sa Majesté), le nom de Skepta se répand aujourd’hui en Europe et également de l’autre côté de Atlantique avec autant de rapidité qu’une MST un jour de pluie au camping de Brighton Beach. Depuis qu’il s’est produit avec Kanye West aux Brit Awards 2015, Skepta semble fasciner le monde, jusqu’à ce mystérieux rapprochement avec Drake qui semble intéressé par sa structure Boy Better Know. Tous ces facteurs ont accru l’anticipation de son quatrième album Konnichiwa. Alors, le garçon de Tottenham a-t-il les épaules pour devenir le nouvel ambassadeur du grime ?
Partons d’abord de ce que nous savons des artistes grime en prenant les cas de Wiley et Dizzee Rascal. Le premier est l’un des parrains du genre (son prochain album se nommera d’ailleurs Godfather), c’est le plus réputé pour ainsi dire, et il a toujours su faire renouveler le grime de l’intérieur grâce à sa productivité et sa créativité débordante, jusqu’à tourner en rond sur son dixième album, Snakes & Ladders. Demeurant pratiquement en indé, voire en auto-production, cette stratégie évolutive a hélas écarté notre Eskiboy d’un succès planétaire. À cet antipode, Dizzee Rascal, lui, a mis les deux pieds aux Etats-Unis avec son Maths + English distribué sur place par le défunt label indie Def Jux. Débutant sa conquête par une collaboration avec les UGK, l’auteur du classique Boy In Da Corner délaisse le grime pour les strass et la soupe à le grime-asse avec The Fifth, le disque d’un artiste qui gentiment obéi aux formatages « univers sales » de l’ industrie. Maintenant que vous avez révisé les bases, observons comment s’y est pris Skepta.
Le Tottenham Boy (dixit Adele) est un petit malin, il l’a finement joué sur la douzaine de titres de Konnichiwa. Skepta a su dans un premier temps trouver la bonne gamme de dilution pour faire une musique de grime pure et moins dure, qu’il produit intégralement (ou presque). À l’image du single enflammé « Shutdown » qu’on avait classé comme meilleur morceau de 2015 dans nos colonnes, il a conservé les éléments caractéristiques du genre. À savoir des tempos agités de kicks secs comme une matraque de CRS, peuplés de petites mélodies répétitives superposées sur des vagues de basses, où l’argot spécifique londonien (avec les ‘ou’ prononcés ‘u’ par exemple) se retrouve catapulté par un flow énergique. Avec ce petit truc en plus qui rend le cocktail plus ravageur pour les clubs, comme des refrains catchy au possible par exemple. En somme, du grime un peu plus accessible mais qui reste surtout authentique, comme le prouvent « Lyrics », une ode à la culture du clash dans le milieu, et l’anti-police « Crime Riddim », ou bien l’addictif « Corn on a Curb » avec Wiley, justement, dont la présence vaut pour tampon ‘certifié grime’. En gros, Skepta joue la carte du juste équilibre, un grime un brin plus libéral sans bouleversement stylistique et truffé de références faciles (2Pac, Mark Morrisson, le Roi Lion…) qui répond parfaitement aux street codes.
Autre signe d’ouverture de Konnichiwa vers la voie de l’exportation : l’assimilation d’éléments propose aux nouvelles générations de rappeurs New-Yorkais. Là encore, les choses se font faites méthodiquement pour éviter le stade de l’américanisation. Pour concrétiser cela, Skepta s’est connecté avec ses cousins éloignés des States, des membres – les moins populaires – du ASAP Mob, Young Lord aka ASAP Bari sur « It Ain’t Safe » (qui rappelle étrangement « Move That Dope » de Future dans une version grime-isée) et ASAP Nast qui valide l’ambiance familière de « Ladies Hit Squad ». Sur « Detox » aussi on retrouve masqué en fond cette atmosphère caractéristique du Mob avec ce petit air hypnotique et inquiétant. Mais surtout, Skepta est anobli par notre millionnaire fashionette Pharrell Williams sur « Numbers », qui lui propose de relater son bilan comptable à travers son habituel forfait co-production + refrain + couplet. Pour autant, le style grime est encore vu comme une relation extra-maritale du rap par certain-es. Et quand Azeaila Banks, la Roselyne Bachelot du rap US, s’est récemment fendu du tweet assassin « Y’all niggaz can’t rap », bizarrement Skepta fut l’un des rares protagonistes de la scène UK à ne pas lui être tombé sur le coin de la gueule. Et ce pour une raison qu’on devine aisément : la confiance en son talent.
Sur-ce, on peut dire sans trop s’avancer que Konnichiwa de Skepta est le nouveau cheval de Troie du grime en Europe, et dans le reste du monde. C’était acquis. Pour rassurer ton cousin pour qui musique anglaise actuelle rime obligatoirement avec wobble et cris d’extra-terrestres en rut : oui, l’album est ‘dubstep-free’. Comme quoi, on a bel et bien passé ce phénomène de mode qui a infecté l’industrie du disque les années passées. On peut aussi difficilement trouver la présence d’éléments trap. La pertinence de ce commentaire est sans doute discutable, néanmoins il pointe du majeur le fait que Skepta n’a pas cédé à la facilité en croisant sa musique avec des sous-genres devenus très populaires.
La musique de demain sera plus que jamais métissée, dansante, remettant les sous-genres à leur place : au centre de l’échiquier sonique. Si il apparaît que Skepta a tué le match d’emblée, comment s’est il érigé en ambassadeur du grime à l’international quand d’autres n’en ont été que des figures de proue (plus ou moins importantes) d’un genre injustement considéré comme ‘alternatif’ ? Un mot qui peut résumer le tout : carrure. Et pas simplement assumer son authenticité et être fort en gueule. Le quartier de Tottenham a forgé sa personnalité, son physique, sa musique. Skepta ne le quitte jamais : Tottenham est partout où il va. Et par résonance, avec Konnichiwa, le grime a trouvé là son meilleur passeport. Trust me daddy.