C’était l’un des événements marquants de l’année rap 2015 : les De La Soul ont bouclé en seulement quelques heures une campagne Kickstarter destinée à financer leur nouvel opus. Une prouesse remarquable qui témoigne de l’aura toujours intacte du groupe. Histoire de décortiquer la légende à l’occasion de ce nouveau projet, intitulé and the Anonymous Nobody et qui est officiellement sorti ce vendredi 26 août, nous avons passé les quatre premiers albums du groupe mythique au scalpel.
Il vous est sûrement arriver de croiser, à des soirées ou virtuellement sur des forums, des adeptes ayant vécu ce que certains qualifient d’Âge d’or du hip-hop et qui vous répéteront, comme un vieux vinyle rayé par les scratches, que « le rap c’était mieux avant ». Que la côte Est est la Mecque du rap et qu’aujourd’hui, cette musique a perdu son âme. Ont-ils tort ? « P’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non. » Mais en ce qui concerne les De La Soul, impossible de trancher. En presque trente ans de carrière, ce trio originaire de Long Island a su traverser le temps et les tendances, sans rien changer à leur philosophie. Cela leur a permis d’inscrire leur nom au panthéon du rap, sans jamais se voir à invités à rejoindre la maison de retraite. Aujourd’hui, peu de groupes hip-hop peuvent se targuer d’avoir connu une telle longévité. Il suffit de voir que l’annonce d’une nouvelle sortie en cette décennie 2010 est un véritable événement pour s’en convaincre. Parce que les De La Soul, c’est mieux tout le temps. Conçu pour durer, et apprécié de tous, de 7 à 77 ans.
Pour déterminer le secret de leur crème anti-ride, une rétrospective de leurs quatre premiers chefs d’oeuvre – intemporels il va de soi – parus chez Tommy Boy Records paraît essentielle. Afin d’expliquer quels sont les gènes fondateurs de leur rap, ce qui fait d’eux des pionniers dans un tas de domaines, et enfin pourquoi on les trouve hyper sympa. En bref, pourquoi les disques de Dave, Posdnuos et DJ Maseo ne prennent jamais la poussière, alors que paradoxalement, ils ont rarement embrassé un succès commercial instantané.
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3 Feet High & Rising, l’apprentissage
Nous sommes à la toute fin des années 80, soit en 1989. Le hip-hop terminait son âge de bronze quand sortait ce mythique « platinum classic ». Bon, dans les faits, cet album haut en couleurs et fleuri a mis une grosse dizaine d’années avant d’être moulé dans ce métal précieux pour s’être écoulé au million d’unités, mais ça en dit déjà long sur le caractère imputrescible de ce 3 Feet High & Risingdébordant de créativité et tout à fait original, même un quart de siècle plus tard.
Nous entrons donc dans une ère où chaque entité rapologique va forger son identité sur sa différence vis-à-vis des autres. Celle des trois De La Soul était pratiquement révolutionnaire pour l’époque, sans parler de Prince Paul, producteur et membre honoraire des Stetsasonic, alias l’homme qui a tout samplé avant tout le monde. La preuve ? Quelques révolutions solaires avant les sacro-saints The Chronic ou Doggystyle, il samplait déjà du George Clinton (l’über funky « Knee Deep« ) pour le single phare « Me, Myself & I« . Et non content d’être un digger invétéré, ce savant fou de Prince Paul était capable d’utiliser jusqu’à sept samples pour construire une instru, comme pour l’immanquable « Say No Go« , voire huit (!) pour « The Magic Number » qui fut également l’un de leur premiers grands numéros d’anthologie.
Les trois garçons, tel leur chiffre magique, pouvaient sans doute être catalogués comme des « têtes de premier de la classe ». Et il faut l’avouer, notre trinôme coupé au carré a été le premier dans tout plein de matières. Sur le fond, ils ont pourtant été parmi les premiers à ne pas se prendre très au sérieux, prenant le contrepied de nombreux de leurs pairs en se lançant dans un rap non-violent, armé d’un humour teinté d’ironie à ne surtout pas prendre à la légère et de jeux de mots à la pelle. Au passage, le pseudo Trugoy – désormais Dave – est ‘yogurt’ à l’envers, idem pour Posdnuos (‘sound sop’) qui se traduit en ‘vestige de son’. Des rappeurs appartenant à la jeunesse estudiantine avec une insolence à prendre au sérieux, qui sans le savoir ont été précurseurs de ce que certains s’amuseront à appeler le hipster-hop, avec leur côté hippie qui répond parfaitement à la célèbre devise « Peace, Unity, Love & Havin’ Fun ».
Sans 3 Feet High & Rising, il n’y aurait probablement pas autant d’interludes sur des disques de rap. Et ici, il y en a toute une flopée, même un interlude pornographique, exercice favori des plus grands (« De La Orgee »). Là encore, Maseo, Trugoy, Pos et Prince Paul ont créé de véritables mini-sketches qui ne seront jamais égalés, sauf par eux-mêmes dans (presque) tous les albums qui suivront. Aussi, la durée totale d’écoute s’approche des 70 minutes, profitant du format Compact Disc qui connaissait son explosion au détriment du vinyle, devenant peu à peu obsolète par sa taille et sa fragilité.
Bref, ce premier LP des De La Soul est un précurseur dans moults domaines et sort du rang à cette époque où les jeans baggys n’existaient pas. N’oublions pas que ce grand album recèle également de standards appartenant désormais à l’Histoire du hip-hop. Le plus évident : la réunion de quelques membres des Native Tongues sur « Buddy« , en la présence de Q-Tip (émissaire des Tribe Called Quest) et des Jungle Brothers. Pour la piqûre de rappel, les Natives Tongues représentent un mouvement hip-hop associé à la Zulu Nation reconnaissable à leur musicalité jazzy et à leurs textes afro-centrés et positifs. La mouvance Soulquarian se bâtira plus tard sur ces fondations. Le reste n’est qu’Histoire. D’autres tracks comme « Eye Know » et « Plug Tunin’ » sont considérés comme des références dans leur discographie, notamment le dernier cité car il explique pourquoi les trois rappeurs (puisque Maseo tâte parfois du mic plutôt que des galettes de vinyles) se sont nommés les « Plugs ».
Ce brelan d’as, avec Paul comme quatrième carte cachée dans la manche, a lancé un style qu’ils appellent dans l’avant-dernière piste « D.A.I.S.Y. Age« , acronyme signifiant « Da Inner Sound Y’all ». Pour résumer en trois mots commençant par un C : culte, classique et cool. Ajoutons-y un quatrième pour la route : créatif.
Le skit, ce grand mystère hip-hop. Sorte d’intermède/sketch pullulant dans les disques de rap, il reste pourtant peu célébré. Il faut remonter à la fin des années 1980 pour le voir…