Résumer le rap anglais au grime serait à s’y méprendre. Alors que le genre semble résonner dans toutes les têtes grâce à ses nouveaux ambassadeurs tels que Skepta et Stormzy, d’autres artistes tendent à s’en démarquer. Après Little Simz et Loyle Carner qui prennent depuis deux ans des orientations musicales alternatives, le groupe 67 est le dernier navire à mettre le cap vers d’autres terres. Focus sur un posse ultra prometteur juste avant qu’ils ne retournent Paris, ce vendredi 3 février aux Nuits Fauves, à notre invitation.
S’il y a quelques mois nous vous parlions de Konnichiwa, l’album de Skepta, comme d’un cheval de Troie permettant à la scène anglaise de forcer les barrages de l’industrie pop mondiale, les six membres de 67 ont décidé, quand à eux, d’user du pied de biche plutôt que de l’approche psychologique. Et ils ont des raisons d’employer la manière forte. Depuis 2015, année où Kanye West et Drake ont posé leur serviette de plage au milieu des tours londoniennes en dessinant des petits ronds dans le sable à destination des gars d’à-côté, la scène anglaise se retrouve bien vite résumée au grime en pleine effervescence. Difficile alors d’émerger en tant qu’artiste quand on ne se conforme pas au moule dans lequel on aimerait bien nous faire rentrer. Pas d’inquiétude de ce côté-là, puisque les six rappeurs affichent une identité musicale marquante qui leur évite tout écueil.
Originaires de Brixton Hill, quartier du sud de Londres dont l’indicatif leur fournira leur nom, les six rappeurs (LD, Dimzy, Monkey, SJ, ASAP et Liquez) qui composent 67 ont chacun leur singularité, mais s’alignent toujours sur une même base : des basses folles, un flow crasseux teinté d’argot de la street british sur un beat sombre et menaçant. C’est de cette même rue et de leur quotidien que s’inspire leur musique, ce qui leur confère une authenticité indéniable, au point que la police londonienne ait directement classé le crew dans la case « gangs ». C’est en se démarquant par leur style, très proche de la drill de Chicago, que 67 compte capitaliser sur le regain d’intérêt pour la scène anglaise. Le groupe avoue d’ailleurs être directement inspiré par le représentant emblématique du genre Chief Keef, et par des artistes plus récents comme Lil Uzi Vert, Lil Reese, Young Scooter et 21 Savage.
À la manière de Hijack, groupe de rap ultra hardcore originaire de Brixton qui sévit dans les 90’s en adaptant la recette musicale de Public Enemy à la sauce Worchestire, 67, qui partage avec Hijack le goût des frasques nocturnes, des ambiances oppressantes et des cagoules, lorgne du côté de la Windy City tout en continuant de mâchouiller son accent londonien typique. Forcément, il existe des similitudes entre la Windy City et Brixton Hill, la violence des gangs pour ne citer qu’elle et l’omniprésence du trafic dans les rues. Mais l’une des raisons de l’ascension de 67, c’est leur capacité à apporter cette touche du Sud de Londres au drill, genre tout droit venu du Northside des Etats-Unis via un détour par le Sud, et d’en faire un autre sous-genre du rap anglais. Qui plus est quand le groupe s’attaque à un genre musical plutôt en fin de vie : il semble loin, le temps de « I Don’t Like« . La drill de Chicago a depuis éclaté dans un peu toutes les directions, et voir 67 la réanimer à grands coups de défibrillateur a quelque chose de franchement jouissif. Le crew se fait ainsi l’héritier d’une longue tradition de réinvention qui anime le hip-hop depuis ses débuts.
Leur rap n’a rien de spectaculaire, mais les refrains sont entêtants et les thèmes de prédilection du drill se voient remixés : les armes à feu en moins, l’humour noir en plus. On pourrait rapprocher la démarche de celle de MHD et son afro-trap en France et s’interroger de l’éternelle capacité des acteurs du rap à le faire évoluer en intégrant leur environnement. À ça, les six gaillards de 67 répondent en tranchant dans le lard avec la concision d’un boucher de Camden : « Les gars nous disent qu’on est des rappeurs. Nous on dit qu’on fait juste des morceaux. »
La vie locale quotidienne joue un rôle prédominant dans leur musique, à tel point que l’argot de ce quartier est entré dans le vocabulaire de leurs fans, qu’ils viennent du même quartier ou d’ailleurs. Si l’on considère que la plupart des rappeurs anglais sont centrés sur le grime, trouver le succès dans un autre genre peut être difficile, même pour des artistes comme Blade Brown pourtant à la pointe du drill au Royaume-Uni. La force de ces « UK Drillaz », comme ils aiment à se définir, c’est d’avoir franchi cette barrière, alors que la plupart de leurs concurrents ne vont pas au-delà d’un ou deux succès commerciaux.
Depuis la sortie en 2014 du morceau « Live Corn », 67 ne cesse d’attiser les curiosités et accroître sa popularité. Après la réussite de leurs deux premières mixtapes 67 et In Skengs We Trust, la troisième a connu le même succès et leur a permis d’afficher sold out sur leur tournée nationale, malheureusement avortée avant sa fin par la police britannique. Ajoutez à cela la reconnaissance de figures emblématiques de l’industrie rap UK comme Giggs, que l’on retrouve sur le morceau « Let’s Lurk », et des millions de vues sur YouTube.
Cette ascension croissante depuis ces deux dernières années a clairement influencé la scène rap britannique, en faisant de leur appropriation du drill une véritable force. L’impact du groupe est tel qu’il y a désormais de plus en plus d’artistes s’emparant du genre, et qui ne ressentent plus le besoin de se tourner vers le lieu de naissance. Mais le succès n’attire pas que les aficionados, puisque la police londonienne a décidé de mettre LD (un des membres du crew) au centre de leur viseur.
Se définissant avant tout comme une famille et non comme un simple groupe, 67 a pour ambition d’exporter leur musique au-delà de la banlieue sud londonienne. Et lorsque l’on demande aux membres qu’elle est leur force, c’est cette attitude partagée qui ressort en premier. Avec cette vision qui surpasse l’énergie déployée dans leur musique, l’avenir du groupe de Brixton Hill ne peut être que brillant – ce n’est pas pour rien qu’ils figurent dans notre liste des 17 visages qui feront 2017. 67 propose un produit noir, menaçant, qui nous donne foutrement envie d’enfiler une parka North Face et de marcher dans Londres sous la pluie. Et ça, c’est quand même fort.