Loupez un premier essai dans la plupart des genres musicaux, et il y a des chances pour que l’on souligne patiemment votre potentiel. Loupez un premier essai dans le rap, et votre carrière pourra être rangée dans un placard entre deux cartons d’archives remplis de premières mixtapes prometteuses. Et même si ce premier opus tourne au classique, il y a de bonnes chances pour que le public se tourne vers un autre artiste en moins de temps qu’il n’en faut à Donald Trump pour retourner sa veste. Ainsi va le syndrome Illmatic, ce premier album quasi-parfait, à la fois chef d’œuvre et malédiction, qui condamne son auteur à tenter de côtoyer tout au long de sa carrière ce sommet prématuré.
Chercher la perle rare, être toujours à l’affût des nouveaux talents… Tout ça semble bien naturel. Il y a pourtant des faits qui portent de sérieuses accusations sur la propension du public rap à toujours préférer le petit nouveau qui grimpe au roi sur son trône. Prenons quelques albums mythiques du rock par exemple : Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band est le huitième album des Beatles, tout comme The Dark Side Of The Moon est le huitième album studio des Pink Floyd. Un phénomène qui paraît inconcevable dans la sphère du rap, où il est plus ou moins communément admis que les deux premiers LP sont le sommet de la carrière d’un artiste qui ne fera ensuite que tenter d’égaler ces premières esquisses. Bien sûr, certains rappeurs viennent contredire cette généralité (récemment Mac Miller ou Big Sean par exemple), mais les exemples de premier ou deuxième album jamais égalé sont légion. Comme si l’on ne parvenait plus par la suite à extraire de ses raps l’urgence qui résultait d’un premier long format tant espéré.
Certains ont bien compris l’admiration du public pour les galériens et ont tenté d’en tirer profit. On peut penser à l’ex-rookie Tory Lanez, qui a carrément dédié son premier album à cette thématique du lionceau affamé brisant un à un les bâtons mis dans ses roues. Donnant ainsi l’impression d’être sans cesse en train de ronger son frein dans les starting blocks, il parvient à se donner une image de David contre Goliath qui a toujours payé en matière de rap. Avec un turnover qui ferait passer la direction d’un club de Ligue 1 pour un modèle de stabilité, le genre n’a pas son pareil pour transformer le trône en siège éjectable. Evidemment, quelques noms s’en sortent et parviennent à garder le cap plusieurs années consécutives (les chiffres de ventes de J. Cole ou Kendrick Lamar en attestent). Mais peu d’élus parviennent à tenir le rodéo pendant plus de trois ou quatre ans. « Sur le plus haut trône du monde, on n’est jamais assis que sur son boule. »
De toute l’histoire du rap, Drake – lire Booba en France – en est peut-être le meilleur exemple, alors que Jay Z et Diddy sont partis gravir d’autres montagnes, 2pac et Biggie sont partis trop tôt et que Kanye West pourrait faire sortir de ses gonds un moine tibétain en plein exercice de méditation. A l’image de Booba, le règne de Drake fait partie des plus longs jamais constatés. Le prix à payer est lourd : assumer de plus en plus d’écarts à son rap historique (« Validée« , « DKR » d’un côté, « One Dance » et « Hotline Bling » de l’autre). Et surtout, devenir la cible d’un nombre grandissant de haters, faisant un pied de nez à son public historique pour tenter d’en séduire un autre, moins fidèle mais aussi moins regardant.
Le rap chérit plus que tout le mythe de l’outsider gravissant l’escalier en prenant bien soin de se casser les dents sur chaque marche avant d’arriver en haut. Il suffit de voir la passion surréaliste des internets pour Xxxtentacion pour constater que cet appétit pour le next big thing est insatiable. Quitte à se voir relayé dans les oreilles du public par un autre quidam une fois à l’abri d’une cabine d’enregistrement. Dans un genre souvent nourri par le mal-être et l’envie de s’extraire de sa condition, difficile de garder ad vitam aeternam du combustible lorsqu’on a commencé à cotiser pour la retraite. Certains ont réussi en capitalisant sur leur charisme (Snoop Dogg), en gardant les deux pieds fermement ancrés dans la rue (E-40), ou en maîtrisant leurs apparences pour rester fidèles à leurs fans historiques (IAM). D’autres sont partis vendre des casques ou des abonnements musicaux.
Cet amour des souterrains explique certainement pourquoi des rappeurs qui n’ont jamais vraiment décollé arrivent à conserver une fanbase solide au fil des années. Dans un élan de namedropping purement arbitraire, on pourrait citer Skyzoo, Gunplay ou même Nipsey Hussle. A la base de leur succès, un rap brut de décoffrage de hustler qui affronte le monde avec son beat et son couteau. Résultat garanti auprès de la rue, et auprès de ceux qui voient le rap comme un championnat du monde des arts martiaux à la Dragon Ball, attendant le prochain combattant sorti de nulle part qui mettra tout le monde au tapis. En réussissant à conserver leur image de « débrouillards à jamais« , ils ont finalement bien mieux traversé leur époque que leurs collèges arrivés sur le trône qui ont tenté de garder intacte leur image. On pense à 50 Cent qui règnait sur le rap des années 2000 avant de tourner à la parodie. Ou à Talib Kweli, ex-fine plume de Brooklyn qui passe désormais l’essentiel de son temps à tweeter des propos aussi gênants qu’un pet dans un ascenseur en pleine heure de pointe.
Avons-nous des attentes injustes vis-à-vis des artistes que nous écoutons ? Après tout, nous réclamons d’eux qu’ils soient immédiatement bruts et polis, forts aux couplets et aux refrains. Si par miracle ils arrivent à franchir cette barrière, il y a de bonnes chances pour qu’on se détourne d’eux au profit d’un autre avant la sortie de la deuxième galette. Qui n’a jamais prononcé le mot « mainstream » ou « commercial » en contemplant avec une pointe de dégoût l’évolution d’un artiste ? Que celui qui n’a jamais écrasé furieusement sa copie de A Kid Named Cudi après avoir vu ce qu’était devenu Kid Cudi nous jette la première pierre.
Comme le dirait un jeune trader enchaînant son cinquième stage non rémunéré chez Goldman Sachs, la clé reste l’esprit de compétition. C’est d’ailleurs l’un des rares atouts qui permette à certains de conserver une pertinence même après avoir dévoilé l’essentiel de ce qu’ils avaient à dire. Lil Wayne a versé le rap de la fin des années 2000 dans un gobelet rouge et l’a avalé cul sec en l’accompagnant d’un trait de codéine. En cherchant toujours la meilleure métaphore, la meilleure façon de rapper comme un alien, il a réussi à maintenir la barre, comme un sportif de haut niveau s’entraînant jusqu’à en avoir des cloques pour croquer l’or de la médaille olympique. Puis Young Thug est arrivé, et cette rencontre du troisième type a rappelé à tout le monde que chaque règne avait sa fin.
Comment construire une carrière quand le public est si volatile et que la marge de progression est si étroite ? Beaucoup se sont vus refermer la porte au nez et n’ont aperçu leur avenir qu’à travers son entrebâillement. Les Dillon Cooper, Rockie Fresh, et même plus récemment iLoveMakonnen… A qui l’on promettait encore il y a peu une ascension de l’Everest et qui parviennent au mieux à survivre dans cette jungle encore régie par la loi du plus fort. S’il paraît excessif d’affirmer que le rap préfère les vaincus aux vainqueurs, il jette fréquemment son dévolu sur le prétendant au trône plutôt que sur le souverain légitime. A la manière d’un Game Of Thrones s’étalant sur un nombre infini de saisons, le rap semble ne rien aimer davantage que les luttes de pouvoir. Face à ce constat, persévérer reste une stratégie qui paye. « La route est dure, elle est sinueuse, la route est pleine d’embûches. » Mais elle trace l’itinéraire le plus sûr.