Le skit, ce grand mystère hip-hop. Sorte d’intermède/sketch pullulant dans les disques de rap, il reste pourtant peu célébré. Il faut remonter à la fin des années 1980 pour le voir apparaître. Trois décennies plus tard, en 2017, il est toujours là : expérience musicale ratée ou innovation de génie, le skit c’est aussi le liant du chef d’oeuvre, la pierre angulaire narrative. Un genre à part entière, quasi indispensable. On vous raconte pourquoi.
Un jour d’été, écoutant 2001 de Dr Dre, fenêtres de la voiture ouvertes, j’arrivais à la fameuse piste « Pause 4 Porno« , moment gênant et drôle à la fois où Dre se retrouve au milieu d’une orgie entre porn stars. Vraie ou fausse scène, on vous laisse vous démerder avec votre imagination débridée. En tous cas, Diddy a confirmé en 2009 que Biggie recevait bel et bien une fellation à la fin du morceau « Respect ». « Pause 4 Porno », pour revenir à lui, n’est pas vraiment un morceau, mais c’est un skit. Le skit, ça ne vous parle pas ? Mais si, forcément, vous l’avez relevé plus d’une fois sur la tracklist de l’un de vos albums téléchargés bien légalement, en vous demandant naïvement si il ne s’agissait pas du nom d’un producteur omniprésent sur la moitié des disques de rap.
En soi, un skit est une forme de sketch inhérente au rap. Utilisé dans les albums ou mixtapes, on le trouve entre les morceaux pour marquer une pause, ou bien incrusté dans un track. Le skit se rapproche de l’interlude et n’est pas forcément que musical. Son utilisation remonte à la fin des années 1980 et a été démocratisée par De La Soul dès leur premier album 3 Feet High and Rising (1989). Il est une innovation musicale en soi : les rappeurs se mettent en scène, jouant le plus souvent la comédie, utilisant des dialogues, racontant des scènes de vie. Sans les skits de génie réalisés par leur producteur Prince Paul, le groupe mythique De La Soul n’aurait sans doute pas eu la même aura. L’intro de 3 Feet High place les trois rappeurs dans un jeu télévisé où ils se présentent à tout de rôle. « I like Twizzlers, and I like the alligator bob, and my favorite movie is Bloodsucking Freaks, just like your mama ».
L’album concept est né, le skit peut se propager. Dès leur album sophomore, De La Soul Is Dead (1991), De La Soul met en scène un trio de jeunes thugs qui découvrent la cassette de l’album. « What happened to the gun ? the curse words ? », se demandent-ils avant de jeter la cassette à la poubelle. Le groupe a de l’autodérision à revendre et le skit devient leur marque de fabrique et celle de Prince Paul. « Mes skits ont été faits pour expliquer l’album », explique le producteur. Ce dernier n’hésite pas à y faire jouer de vrais acteurs. C’est comme ça qu’il va faire la rencontre de Chris Rock qui lui avait déjà sorti, en 1991, un premier album, mélange de comedy rap, de sketchs et de sons à proprement parler. Paul lui produira donc Roll With The New en 1998, et Chris Rock gagnera un Grammy Award. On retrouvera même un certain Dave Chapelle dans le projet. Vous l’aurez compris, le skit mène à tout.
S’il vous est arrivé, en grande-es consommateurs-trices de rap que vous êtes de vous cogné deux trois mixtapes à la suite, il vous est arrivé sans doute de râler contre le skit en vous demandant l’utilité de mettre un sketch pas tout le temps réussi, entre deux morceaux. Bien qu’il soit à la base humoristique, le skit peut être aussi violent ou politique et d’une redoutable efficacité . En 1991, Ice Cube va en prendre pour son grade dans le célèbre « A Message to B.A » (B.A pour Benedict Arnold un général US accusé d’^étre juin traître et à qui NWA compare Ice Cube). N.W.A imagine une émission radio où les gens laissent leurs messages pour Cube sur la boite vocale. Des messages pleins de tendresse pour celui qui a quitté le groupe en 1989, « le traitre » comme ils l’appelent. Ce dernier répondra dans son diss track « No Vaseline » : Eazy-E et Jerry Heller, manager du groupe, seront copieusement insultés. La suite appartient à l’histoire, montrant combien un simple skit peut en soi mettre le feu aux poudres.
Quand le skit se fait skip ?
Le skit c’est aussi l’âge d’or de la cassette audio et du compact disc. Avec l’évolution technologique, la diffusion du format MP3 et la démocratisation du streaming portent un coup d’arrêt à son utilisation dans les albums. Les gens qui avaient habitude de les écouter voire de les apprendre par cœur, préfèrent les sauter, habitués au zapping. Triste époque, quand on sait que les skits regorgent de pépites. A la fin des années 1990, c’est surtout Eminem qui en utilisera à foison, notamment avec le personnage Ken Kaniff recréant des conversations loufoques avec son producteur/manager Paul Rosenberg, où se dernier se heurte à la folie ordinaire de son poulain.
S’il s’est fait plus rare de nos jours, la tradition se perpétue. Frank Ocean, Tyler The Creator, Kendrick Lamar et bien d’autres en sont fans. Récemment dans une interview pour The Fader, le rappeur canadien Tory Lanez a tenu à souligner l’importance des skits. Son album I Told You en est rempli et leur importance n’est pas négligeable dans le processus de création. Voilà d’ailleurs comment il s’introduit : « American raised. Canadian born. My name is Daystar Peterson. One day I’ma be the biggest artist in the entire world. ».Lanez explique qu’il a voulu recréer l’ambiance des albums de Biggie comme Ready To Die ou de Lauryn Hill (The Miseducation of Lauryn Hill). « Ils m’ont donné l’impression que je regardais un film », explique le Canadien. L’ajout de skits dans l’album est vu par Lanez comme une œuvre artistique à part entière, un film de 45 minutes en guise de pièce maîtresse. « J’ai ajouté des skits au projet car je m’en fiche de ce que les gens pensent que je dois faire ou ne pas faire. Ce qui me touche, c’est la musique et l’art », explique-t-il.
Le skit fait de la résistance
En 2011, dans good kid, m.A.A.d city, Kendrick Lamar raconte l’histoire d’un gamin de Compton, son histoire. Dans les différents skits, Kendrick et avec ses potes sont dans le hood, il fait les quatre cent coups, sa mère l’appelle, lui laisse des messages vocaux. L’album s’écoute comme on regarde un film, avec une narration, une histoire, le skit retrouve son sens. Dans une interview pour XXL, à propos de son album Kendrick déclare : « Je vais refaire des skits comme Biggie, Dr Dre, Snoop et Tupac faisaient. Je vais raconter mon histoire. » Le résultat ? L’un des meilleurs albums rap des dix dernières années. Kung Fu Kenny, en as du storytelling, continuera a utiliser des skits dans ses projets suivants notamment dans son dernier album DAMN où il se met dans la peau de son père et raconte la fois où il s’est fait braquer dans un KFC par le futur boss de TDE, Anthony « Top Dawg » Tiffith. Le morceau « Duckworth » raconte cette histoire.
Le rappeur Logic est aussi un spécialiste des albums concepts, du coup les skits prennent une place importante dans ses projets. Dans son dernier album Everybody, le natif du Maryland poursuit la quête interstellaire explorée dans son précédent opus. Inspiré d’une nouvelle, The Egg, écrite par Andy Weir, Atom, l’alter ego de Logic, parle de spiritualité, d’humanité, de la vie quoi. Dans le skit « Waiting Room », un père de famille mort dans un accident parle avec Dieu (joué par l’astrophysicien, Neil deGrasse Tyson) explorant l’idée de réincarnation. L’album qui devait s’appeler AfricAryan, parle aussi de l’identité, de la race et de sa perception. Le concept de l’album c’est que nous sommes tous pareils. Le skit chez Logic est aussi important que chez Kendrick. En grand fan de Tarantino, le storytelling doit faire partie de la création musicale. Citons enfin dans les dernières sorties Dave East, le rappeur ayant sorti l’un des projets de 2017 – Paranoia : A True Story – rempli de skits.
Dans le rap français, l’interlude n’est pas en reste
« Ouais, Allo Anne-Charlotte, j’sais pas si tu vois qui j’suis… j’suis Fuzati », en 2004, c’est par ce skit « Premier Contact » que commence Vive La Vie du Klub des loosers. Anne-Charlotte, la fille dont Fuzati est amoureux l’enverra valser tout l’album et Fuzati n’aura de cesse de l’appeler sur son téléphone, en vain. Il est vrai que le skit dans le rap français se fait plus rare. Parfois appelé grossièrement « interlude », « prélude » ou « outro », il est surtout utilisé dans les années 1990, notamment dans un sens politique. Quand le skit devient revendicateur.
En 1997, le Ministère A.M.E.R sort son classique 95200. Dans « Prélude au réveil », les rappeurs de Sarcelles avertissent leur public : « Le savoir est une arme et je sors toujours armé. » Un album fort, qui fera polémique pour sa virulente diatribe anti flics. En 1995, Assassin, alors réduit à Rockin’ Squat et au producteur Doctor L, sort L’homicide Volontaire comprenant plusieurs skits comme « ?? Radio ?? » ou « Ce sont des agitateurs ».
Autre groupe dans le genre : NTM. Joey Starr et Kool Shen ont su s’attirer les foudres du gouvernement. « Police » a marqué toute une génération, le début du track vaut son pesant de peanuts : les deux rappeurs sont surveillés par les autorités dans un skit d’introduction. « Eh patron ? Oui mon p’tit Pujol ? Ils viennent à l’instant de sortir du studio alors qu’est-ce qu’on fait là ? » Ce discours de fiction entre le supérieur et le subordonné aura marqué plus d’une génération comme emblème du positionnement anti-flics d’une partie du rap frenchy.
Mais les skits révèlent aussi bien souvent l’humour des rappeurs. Ombre et Lumière, double album d’IAM sorti en 1993, en est bourré, des plus comiques : « La méthode Marsimil », « Le rétor de Malek Sultan » ou bien « La Mousse à Riton », hommage non dissimulé à Renaud, à d’autres plus cosmiques (ci-dessous). Outre les skits, les tracks sont souvent accompagnés de samples cinématographiques en début ou fin de morceau. IAM explore de nouveaux genres, le résumé parfait serait surement donné par « RXN », interlude de 7 secondes : « Ouais, j’aime pas trop le rap, mais franchement ce qu’il y a entre les morceaux dans l’album d’IAM… c’est super. »
Non, nous n’irons pas jusqu’à dire que le rap c’était mieux avant, mais tâchons de reconnaître que le skit a su se battre à armes égales avec les morceaux d’un album de rap dans les années 90. Pour autant, cette inclinaison à la comédie ou au jeu d’acteur plus ou moins réussi a su resurgir dans la production du rap des années 2010. Citons en exemple Casseurs Flowters. À la fin du morceau « Stupide », Gringe explique l’histoire de Winter The Dolphin et sa queue mécanique, devant l’incompréhension de Skred et Ablaye. Orelsan et Gringe exploiteront jusqu’au bout leur rôle de losers dans leur film Comment C’est Loin. Encore une fois rap et comédie font bon ménage, le skit passe alors sur grand écran, en s’inspirant des formats courts comme « Bref » puis « Bloqués ».
Du skit au « skrt skrt »
A l’heure du rap dit « Soundclound », des Lil Uzi Vert à XXXTentaction, que reste-t-il du skit ? Assurément il a marqué une époque. Comme on l’a vu, pour beaucoup, il reste une évidence dans la conception musicale d’un album. Pierre angulaire du hip-hop, le skit ne se retrouve presque dans aucun autre genre musical, il est unique. Il fait partie intégrante du storytelling d’un album. On l’a vu, A$AP Mob, Dave East, ou encore Tory Lanez continuent à en utiliser aujourd’hui, cependant le skit doit avoir un sens dans un album. Prince Paul dans son interview pour Complex de 2011 précise : « Les skits sont cool quand ils sont bons (…) Vous pouvez probablement écrire un article entier sur les mauvais skits. »
Autre preuve que le skit est un sous-genre ayant su se rendre indispensable, Arte s’est emparé des plus cinématographiques pour en tirer une mini fiction jubilatoire. Skit or die prouve qu’en utilisant ces saynètes et en les produisant comme de vrais morceaux, avec exigence et finesse pour les meilleurs, les rappeurs ont su, comme avec le storytelling, s’approprier les codes de narration classiques pour mieux les exploser et en faire un genre méta, autonome, avec ses propres moments de gloire.