La pub fait depuis près d’un siècle partie intégrante de nos vies. Quelle que soit notre appartenance à une cible marketing, nous sommes en moyenne exposés à près de 400 messages publicitaires par jour, que nous le voulions ou non. Passés les prémices de la publicité provoqués par la notion de concurrence dans les années 30, les annonceurs ont très vite su profiter de l’impact des « leaders d’opinion » pour booster leurs campagnes. A l’heure où la France pleure son Johnny national, qui ne se souviendra pas qu’il avait prêté sa voix à Optic 2000 ? Les publicitaires surfent sur les l’évolution des tendances. Le rap étant devenu le mouvement international le plus prisé des 15 – 25 ans (et au-delà), il ne pouvait pas échapper à l’appétit sans pareil des annonceurs et des agences de communication. Et cela n’est pas tout à fait récent. En 1986, les Run DMC chantaient « My Adidas » après ce qu’on appelle un endorsement deal négocié par les premières équipes de Def Jam Records avec la firme allemande.
Fin des années 90, l’industrie publicitaire constate un essoufflement de l’efficacité des messages publicitaires dit « display », c’est-à-dire ayant pour seule vocation de présenter un produit ou un service et d’inviter à sa consommation. Nos petits porte-monnaie sont surexposés, la bataille pour l’obtention des meilleurs espaces publicitaires fait rage, et le bonheur des grandes agences médias se négocie sans partage. Tout le métier des communicants tend alors à se renouveler, et comme c’est dans les vieux pots que l’on fait les meilleures soupes, les professionnels (ré)inventent le « brand content », « publishing » ou encore « story telling ». Selon la définition du Mercator, la bible académique du marketing, le « brand content » représente « des contenus éditoriaux de toute nature créés par une marque qui devient une marque médias une fois ces contenus développés ». En d’autres termes, la marque doit proposer du contenu informatif, divertissant et/ou pratique afin de créer du lien avec sa cible et d’insérer cette relation dans le temps. C’est une véritable fausse révolution qui a eu pour mérite de redynamiser l’industrie publicitaire mondiale – notamment grâce à la facilité de diffusion de contenus éditoriaux sur internet et ses réseaux sociaux.
Aujourd’hui en France, on retrouve très peu de personnalités hip-hop dans des campagnes publicitaires dites traditionnelles. Par contre, l’ère du brand content se conjugue parfaitement avec cet univers de par son coeur de cible mixte/jeune/urbain/connecté et les méthodes de consommation médias de ses adeptes. Le rap et ses personnalités sont désormais mûrs pour attirer l’attention des publicitaires. Commence alors une relation parfois ambiguë entre la création artistique, l’image des artistes et leur récupération à des fins de promotion.
Récemment, le fabriquant de téléphone Wiko s’est offert les services de Soprano comme ambassadeur de sa marque. Outre le basique (et grossier) placement de produit dans les contenus de l’artiste, Soprano devient l’égérie d’un spot publicitaire et sort le morceau « Mon Précieux » qui traite de l’univers de la téléphonie mobile. Jackpot pour Wiko vu l’impact de Soprano auprès de la cible visée. Le storytelling du morceau – se raconter sans se la raconter – est somme toute intéressant. C’est alors que revient la question de l’œuf et de la poule : Wiko a-t-il commandé ce morceau de Soprano ? A quel moment et dans quelle mesure l’annonceur intervient-il dans la création artistique ? Quelle sont les limites à vendre son art à des fins publicitaires ?
Akhenaton avait lui défrayé la chronique suite à sa collaboration avec The Coca Cola Co. à qui il avait prêté sa plume. Il s’en était défendu au printemps 2015, expliquant de manière censée que « les artistes ont échoué dans la confrontation avec les multinationales » en dépit du fait que ces gains avaient été reversés à des associations. La limite de « l’artiste vendu » est très floue et le restera. Mais lorsque l’on se heurte à un marché du disque en crise et à des pouvoirs publics léthargiques quand il s’agit de promouvoir les cultures qui font vibrer leur pays, il est logique que les marques montent au créneau, prennent le relais des mécènes – et bien sûr, se servent au passage leur part du gâteau.
Depuis quelques semaines, certains ont pu découvrir le rappeur Médine sur des formats vidéos 100% web faisant la promotion des montres G-shock. Si le choix d’un rappeur aussi engagé pour une campagne de pub peut surprendre, il est toutefois compréhensible, à la fois du point de vue du marketeur, de l’artiste et du public. « Le hip-hop est d’abord un univers que nous connaissons bien, G-SHOCK ayant évolué parallèlement à la street-culture depuis la création de la marque en 1983. Médine porte nos produits au quotidien, nous étions déjà en contact avec lui. Lorsque notre projet « Challenge The Limits » s’est vraiment mis en place, nous avons tout de suite pensé à lui, par ce qu’il incarne, son travail d’écriture, sa personnalité et tant qu’artiste mais aussi en tant qu’homme », nous confie la direction marketing France de G-Shock via son agence North Communication.
Et lorsque que nous abordons les limites artistiques de ce type de collaboration : « nous lui avons présenté le projet, notre mantra, les artistes et sportifs qui l’accompagnent ainsi que l’histoire de G-Shock. Ensuite nous lui avons donné carte blanche, ni contraintes, ni consignes, mis à part la durée de la vidéo à respecter. Nous souhaitions qu’il puisse totalement exprimer son art, de manière très brute, sans retouches, sans limites et avec une liberté totale. Nous avons fonctionné de la même manière avec les autres ambassadeurs, Drawnowo (dessin) ou Diablo Premier (danse) par exemple. » Puis d’ajouter : « Il n’y a aucune difficulté particulière à impliquer des artistes du milieu hip-hop. Les choses sont allées très vite, il a tout de suite dit « oui » et s’est investi à 100% sur le projet ». Basique. Vraiment ?
En matière de dérives mercantiles, les exemples ne manquent malheureusement pas. Par exemple, les exclusivités outrancières développées par Apple Music représentent un cas d’école à la dérive. Souvenez-vous de cette mode qui semble heureusement avoir fait son temps : Apple – ou son concurrent Tidal – se réservaient l’exclusivité du stream de certains projets sur leur plateforme. Il faut considérer Apple Music comme un média « publishing », dont l’objectif ultime est de vendre des produits et des contenus à l’effigie de la Pomme. Or lorsque les artistes sont violemment associés à la marque sous couvert de sorties exclusives, on ressent une démarche mercantile allant à l’encontre de l’intérêt du public. Le streaming n’est-il pas un moyen d’élargir l’accès à la musique au plus grand nombre grâce aux nouvelles technologies ? Drake, Chance The Rapper ou encore Franck Ocean se sont prêtés au jeu de ces exclusivités qui ont dû leur rapporter gros. Mais la transition de la firme à la pomme de diffuseur à producteur n’a pas fait que des heureux. Le coup de grâce sera porté par le deal avec U2, imposant de force l’album du groupe de Dublin dans toutes les bibliothèques musicales des utilisateurs d’iTunes. Chez les mécontents comme Tyler, The Creator, les murs ont tremblé.
Trop souvent, le public s’est retrouvé floué avec ces artistes estampillés Apple Music comme s’ils participaient à une campagne publicitaire, sauf que le produit d’appel n’était autre que leur œuvre et servait bien plus l’intérêt de la plateforme que le leur. Aussi, les plateformes de streaming ne sont pas bien différentes des autres types d’annonceurs, et les difficultés actuelles de Tidal nous prouvent bien que se déroule sur ce marché une bataille comparable à OMO contre Ariel sur le marché de la lessive. Mention spéciale pour Franck Ocean qui s’était défait de son exclusivité Apple Music sur l’album Blonde, en sortant un album similaire en physique intitulé Blond (sans e). De quoi remettre en place les géants et leur appétit démesuré et réaffirmer la volonté d’indépendance de certains artistes. Reconnaissant à demi-mots la faute stratégique, Apple Music semblerait avoir fait une croix sur ce procédé désavoué par l’industrie.
On le voit, toute la réussite d’une campagne repose sur une poignée de critères : une relation d’égal à égal entre la marque et l’artiste, une affinité réciproque et un public respecté. Et il en va de la survie artistique, de l’éthique et de l’authenticité, autant que de l’efficacité des campagnes publicitaires de respecter cette adéquation. Ces procédés permettent après tout de démocratiser encore plus la culture hip-hop : n’est-ce pas là une revendication historique du mouvement que d’accroître sa visibilité médiatique ? Si les journalistes généralistes ont longtemps sous-estimé ce mouvement de manière arbitraire, les publicitaires eux ne se laissent guider que par leur démarche libérale et adoptent un cynisme d’une autre forme, sans doute moins hypocrite. On ne peut pas chanter à tue-tête « du biff, du, du, du biff » et s’émouvoir de l’entrée massive du hip-hop dans la publicité. Mais attention à ce que le piège ne se referme pas, et à ce que les nouvelles créations ne deviennent pas trop dépendantes de l’industrie publicitaire. Il faudra alors crier au loup, et fort, pour permettre à l’art de garder toute son essence.
Pour aller plus loin, on ne saurait vous conseiller de lire nos cinq questions au légendaire publicitaire Jacques Séguéla sur la communication de PNL.