Depuis vingt piges qu’il est dans le circuit, Alain Mazars dit AL n’a rien perdu de sa passion. Une longévité dont il pourrait se targuer, mais ce n’est pas le genre de la maison. À l’ombre des disques d’or, le natif de Kaolack (Sénégal) assiste en spectateur avisé au spectacle du rap jeu, affirmant être plus dans « l’épanouissement personnel » que dans la « quête de gloire » (T’as le bonjour d’Alain). S’il ne vit pas de sa musique, il ne cesse de vouloir repousser les limites de son art, conçu comme une tribune d’expression où ses crochets verbaux servent autant de carte de visite que d’exutoire. Après une escapade remarquée aux côtés d’Asocial Club (Vîrus, Casey, Prodige et DJ Kozi) il s’est ensuite éclipsé pour préparer un retour attendu par les puristes d’un rap dont l’essence reste le message. C’est chose faite avec le Pays des Lumières, son troisième album livré via le label indépendant Matière Première. Un opus qui a pu voir le jour, en partie, grâce à l’aide des internautes.
« J’AURAIs PAS FAIT CE RAP SI J’AVAIS PAS ÉTÉ NOIR »
Quinze titres plus tard, le MC à la stature de basketteur est resté fidèle à sa ligne directrice : celle qui cherche à laisser une trace, en cognant sec et juste. Son flow, plus énergique qu’à l’accoutumée, est au service d’une écriture acerbe et imagée, tranchante comme une lame, qui braque les spots sur « ces banlieues que hantent les fantômes de l’Histoire » (D’où on vient) de peur qu’elles ne tombent dans l’oubli. Micro en main, il en profite pour évoquer des malheurs sans bouches, souvent à travers les histoires personnifiées d’un gars qui a « vécu au contact du racisme » : de sa persistance dans le monde travail (Dans ses yeux) à sa banalisation jusque dans les plus hautes sphères, il note que « la Ministre de la Justice se fait traiter de guenon« (Les 5 Gardiens) sans que cela n’entraine une grande levée de boucliers. Au fil des premiers tracks de ce troisième opus, AL s’instaure comme un personnage « contemporeux », ultra-perméable au monde qui l’entoure, qui se sert de cette matière première pour dresser un inventaire existentiel sur ce qu’est qu’être, aujourd’hui, un parmi les autres.
Si le « nous » ne semble qu’en de rares cas possible dans son écriture, le « je » reste l’épicentre d’une oeuvre symptomatique d’une époque où l’on cherche à se faire une place à tout prix. Il y a de la déception dans la plume du rappeur quand il parle d’amis perdus suite à des trahisons ou de la France. Entre la mélancolie et la révolte, il n’y a pas de contraire qui tienne, pas à choisir. On l’aura compris, il n’est pas là pour amuser la galerie. Il préfère, de loin, rentrer dans le lard avec une posture plus proche de l’héritage d’un Fanon que d’une image policée « à la Omar Sy« . Ses punchlines, souvent léchées, épousent des ambiances sombres qui font remonter à la surface les résidus, encore vivaces, d’une fracture coloniale. En « fils de descendant d’esclave« , il conte avec (sa) subjectivité les stigmates passés et présents d’une histoire marquée au fer rouge. Une attitude et des réflexions que l’on retrouve tout au long du disque. Au point d’en conclure que, derrière les bienséances, « le noir n’existe que dans un rapport de force » (Le pays des lumières).
LES CONFESSIONS D’UN BANLIEUSARD
Mais s’il affirme écrire la même chose qu’à ses débuts, force est de constater que les ingrédients ont évolué avec le temps. Tout en s’appuyant sur des fondations solides, le Dijonnais a prit des risques. Et non des moindres. Chose nouvelle, c’est un AL moins glacial, plus humain, que l’on découvre sur plusieurs pistes. Peut-être une question d’âge car dès la levée du rideau, il ose pousser la chansonnette sur « la jeunesse de son visage » qui « peu à peu s’est effacée » pour entrer dans la « deuxième partie de sa vie » : une forme d’autodérision l’aidant peut-être à franchir le cap de la quarantaine. De même, celui qui préserve ses « codes » de banlieusard n’en demeure pas moins attentif à ce qui se trame au-delà du périph’ : des « millions de code PIN dans la ville » aux « pilules qu’on donne pour calmer les fous » (Sous Mophine), il dresse un panorama nocturne où les « daronnes d’aciers se lèvent avant l’aube pour se rendre à l’usine« pendant que les « nights clubs vomissent leurs derniers déchets alcoolisés« (Une fois qu’il fera nuit). Reste alors « ces moments » d’évasion où, de l’ombre des cocotiers aux fruits de la tentation, il pourrait « presque mourir un léger sourire aux lèvres« . La solitude est évidemment corollaire à ces statu quo sociaux – elle constitue sans doute le ciment du collectif Asocial Club – et n’épargne évidemment pas AL, qui l’accepte et lui offre un écrin de soie. Jusqu’à préférer les vagabondages dans les rues « où seuls ceux qui savent se perdre ne s’égarent pas » (Une fois qu’il fera nuit).
Le rideau de ses confessions se referme sur une note intimiste, où il relate son sentiment d’impuissance devant un proche souffrant, coincé dans un lit d’hôpital (Il pensait) : une perle où ses talents de conteur se déploient sans laisser indifférent. Heureusement, des notes plus légères viennent équilibrer les débats, avec un retour aux fondamentaux ou aux côtés d’une Casey en état de grâce (Mineur). De même, quand il se met à dégoupiller les rappeurs « assez cons pour croire que le pouvoir est dans les biceps et les trapèzes » (Al Qaeda), un exercice dans lequel il excelle. On regrettera, ici et là, quelques fausses notes sonores (« Détaché » feat Adil) car l’album offre des arguments de poids pour séduire au-delà des 3 000 adeptes de Terminal 3. Car s’il ne cherche pas « à briller« , AL peut en revanche se révéler éclairant, dans un pays des lumières en pleine panne de courant.