Les seconds albums sont souvent des tournants décisifs dans les jeunes carrières car ils permettent véritablement d’évaluer la stature, la trajectoire artistique et le talent d’un artiste. Après avoir démarré en grande pompe grâce à 1999 puis confirmé sur B4.Da.$$, c’est au tour du gamin à l’esprit 90s Joey Badass de franchir ce cap avec ALL-AMERIKKKAN BADA$$. Spoiler : il réussit cette épreuve haut le majeur et ce n’est pas une fake news.
2017, pas de faux-semblants. On le remarque tout de suite dans l’intitulé du nouvel album de Joey Bada$$ : l’orthographe du mot « America » avec le « KKK », comme l’avait fait Ice Cube par le passé avec son tout premier album Amerikkka’s Most Wanted. Puis sur la pochette, sous le drapeau américain aux motifs de bandanas, ce double fuck pixellisé pour des questions de censure. Ah cette vieille frilosité du système américain qui ne date pas d’hier… Mais ce n’est rien comparé au froid provoqué par l’élection de Donald Trump, le grand favori des White Supremacists. Et de ce froid est né un vent de révolte, de résistance, quand une partie des Etats-Unis s’est réveillée un matin avec la gueule de bois en voyant ré-apparaître pour quatre ans tous les cauchemars de l’Amérique raciste – et même pire que ça. En parlant de réveil, voici les mots qui reviennent souvent dans la bouche de Joey Bada$$ sur ce nouvel opus, comme dans celle de nombreux artistes afro-américains : « stay woke« .
D’avance, désolé pour les TITRES EN CAPS LOCK, le tracklisting est stylisé comme ça et comporte pas mal de titres au sujet du pâle visage que montre l’Amérique d’aujourd’hui, stupide, dangereuse pour elle-même, nuisible aux libertés et la protection de ses citoyens les plus faibles. Face à cette situation critique, le natif de Brooklyn s’érige à 22 ans comme messager du peuple, avec ses tripes et le microphone comme seule arme pacificatrice. Alors que les choses s’annoncent tendues et sombres, le morceau d’introduction « GOOD MORNING AMERIKKKA » dissipe totalement toute agitation et pessimisme grâce à un instrumental très doux à l’oreille. Et cette impression s’installe durablement avec « FOR MY PEOPLE » et « TEMPTATION » qui s’adressent à la jeunesse, tout comme le single « DEVASTATED », pourtant un titre psychologique sur l’impossibilité de réussir malgré les surcroîts d’efforts pour surmonter les injustices et inégalités. Le point commun entre ces premiers titres : des refrains chantés surprenants qui font « mainstream » (voire pop). Vraiment, la légèreté des instrus et le côté feel-good des prods (signées DJ Khalil, Kirk Knight, Statil Selektah, Like…) est une agréable surprise, salutaire. L’extrait « LAND OF THE FREE » (avec son beat à la « Juicy Fruit » de Mtume dans une séquence incomplète) annonçait bien l’état d’esprit général de ALL-AMERIKKKAN BADA$$.
Pas nécessaire de passer les lyrics à la loupe pour voir que Joey a pris de la hauteur. Son discours est fédérateur et inspiré, afin de s’adresser au plus grand nombre, avec sa diction particulière qui rappelle ses origines caribéennes. Il établit un contraste saisissant entre les paroles et ces prods boom-bap easy-listening très léchées, comme écrire noir sur blanc afin de saisir les choses plus clairement. Le super laidback « Y U DON’T LOVE ME ? (MISS AMERIKKA) » évoque les combats contre des forces du désordre qui ne manquent pas de tuer des afro-américains en toute impunité, et ce bien avant l’élection de Trump. En tendant l’oreille, on pourrait presque interchanger le beat avec celui de « Alright » de Kendrick. La partie centrale de cet album est plus orageuse sur le plan atmosphérique avec « ROCKABYE BABY » (guest starring ScHoolboy Q), plaçant au passage un « fuck Donald Trump« , slogan qui risque de devenir la norme dans tous les albums de rap durant les 36 prochains mois. Au risque de ne pas apporter grand chose de plus sur la table que cette simple devise.
« RING THE ALARM », avec ces basses bourdonnantes et un tempo qui rappelle de loin le beat de « Quiet Storm » des Mobb Deep, est un passage de relais entre Joey, ses potes de Pro Era Kirk Knight et Nyck Caution, ainsi que Meechy Darko (Flatbush Zombies) facilement reconnaissable à sa façon de brailler comme un alcoolo. Puis retour à des sons plus cools tels que « BABYLON » (feat Chronixx), dont le refrain reprend cette expression bien connue : « on ne se rend compte de l’importance d’une chose que lorsqu’on la perd. » S’ensuit une rencontre au sommet avec J.Cole sur « LEGENDARY ». Ne vous fiez pas aux good vibes de « SUPER PREDATOR », Joey Badass sort les crocs (avec un « forever fuck all the majors » qui vient réaffirmer son indépendance) et n’est pas impressionné d’avoir Styles P pour le seconder. Pour le message de fin « AMERIKKKAN IDOL », le rappeur a les moyens d’allumer la mèche d’une guerre civile : « It’s no contest, can’t fuck with the congress / Me and my niggas goin’ off like bomb threats. » Joey Bada$$ redonne le pouvoir aux mots.
Malgré ces messages de soulèvement et ces constats amers, Joey Bada$$ reste Joey Bada$$. Celui qui, au milieu d’un beau discours à l’occasion du Black History Month, a lâché un peu discret « dans une battle à un contre un, je pulvériserais 2pac« . Celui aussi qui nous disait sérieusement en interview qu’il « ne pensait pas avoir de concurrents« . On retrouve ces traces de chevilles bien gonflées dans leurs sneakers dans des lignes comme « You can see the power when the mic is in my palm / When I storm across the room, hit the stage and perform » sur « FOR MY PEOPLE ». Du Joey tout craché qui ne surprendra pas ceux qui l’écoutent depuis 1999, le bonhomme ayant toujours aimé donner l’impression de nager la brasse pépère au milieu de ses concurrents. « DEVASTATED » n’est d’ailleurs pas le seul morceau à n’avoir pas grand chose de politique. Qu’on aime ou pas ces passages qui consistent à rapper pour rapper, Joey Badass développe sur cet album des propos plus profonds qui rendent l’écoute plus variée mais aussi plus intense.
Contre toute attente, ALL-AMERIKKAN BADA$$ est un album Beast Coast qui pourrait perdre son ‘B’ pour devenir simplement East Coast sur le fond et la forme, tel qu’on l’a connu dans les années 90. C’est le retour du rap que l’on aurait qualifié il y a quelques années de « conscient », du moins hautement contestataire, moyennant une démarche plus accessible musicalement avec ces refrains travaillés qui donnent envie de les chantonner. Un virage sucré à l’oreille qui semble paradoxal quand on s’aperçoit que comme B4.DA.$$ qui avait été géré par Sony pour la distribution uniquement, ALL-AMERIKKAN BADA$$ reste le disque d’un artiste indépendant. Une belle performance à mettre au compte du rappeur, qui parvient seul à donner une couleur plus grand public à sa musique, tout en y ajoutant le message qui lui manquait parfois. Il ne fallait pas moins que cette apparente accessibilité pour enclencher le haut parleur, lever le poing en l’air et tendre le majeur bien droit.