Quand débarque Midnight Marauders, troisième et à ce jour meilleur album d’A Tribe Called Quest, le rap est encore un nourrisson qui ne fait pas encore toutes ses nuits. Avec le recul, il n’est pas exagéré de voir à quel point le disque fut et reste un game changer. Vingt trois ans après sa sortie, on vous raconte comment ce chef d’oeuvre a changé à jamais la face du rap.
On ne vous fera pas l’affront de vous narrer l’histoire parfois tourmentée du hip-hop – d’autres l’ont fait avec plus de talent – ou même celle d’ATCQ. Le groupe formé à la fin des 80’s a été témoin de sa naissance et de son développement. Si bien qu’en 1993, Malik « Phife Dawg » Taylor, Ali Shaheed Muhammad, Kamaal « Q- Tip » Fareed sont au sommet de leur art. La recette hip-hop jazz appliquée avec talent dans deux premiers albums irréprochables, People’s Instinctive Travels and the Paths of Rhythm et The Low End Theory ont fait d’eux le fer de lance du renouveau rap new-yorkais, les imposant comme des joyeux drilles avant tout là pour s’amuser, alternant déclarations enflammées aux filles charnues (« Bonita Applebum »), hymnes à la fête (l’incontournable « Can I Kick It ? ») et morceaux traitant directement de problématiques sociales. Le son de la Tribu dévale sur le monde, leurs inspirations ouvertement smooth jazz détonnent avec une production rap qui va plutôt piocher du côté des sonorités funk lourdes (le g-funk de Dr. Dre), voire du punk (Beastie Boys). Q-Tip et ses compadres, eux, vont plus facilement chercher leurs samples chez Ronnie Foster et Donald Byrd que chez George Clinton.
Mais c’est avec Midnight Marauders que le groupe proposera pour de bon une vision plus politique, ou en tout cas socialement consciente, de la musique. La pochette, iconique et détournée depuis des centaines de fois fait immédiatement mouche et installe d’emblée le ton de l’album. On retrouve la silhouette féminine déjà présente sur les deux premiers albums, peinte aux couleurs symboliques de l’afrocentrisme –rouge, noir et vert. Derrière elle, des portraits noir et blanc de la communauté hip-hop de l’époque. « Des Beastie Boys, à Chuck D, Dr Dre ou Sean ‘Diddy’ Combs. On a essayé d’avoir tout le monde pour la cover, résumait feu Phife Dawg à l’époque. C’était notre façon de montrer l’unité dans le mouvement. Une lady hip-hop et les ténors de cette communauté derrière elle. »
Les thèmes abordés sont vastes, et vont d’une critique de l’industrie musicale (« Award Tour ») à un manuel pratique de l’usage du fameux n-word (« Sucka Nigga »), en passant par le cristallin « Steve Biko » (« Stir It Up »), qui tire son nom du fameux activiste sud-africain, à qui Peter Gabriel avait lui aussi consacré une chanson. Tout au long de la décennie 90, A Tribe Called Quest ne cessera d’aborder, en musique mais pas seulement, des thématiques comme l’afrocentrisme ou la religion, notamment le courant des Five Percenters. En fait, le groupe prendra même part à un projet plus vaste ; une communauté forte, porteuse de réels principes et valeurs, rattachée à la Zulu Nation : les Native Tongues. Posse aux contours parfois flous, nébuleuse comptant donc ATCQ, mais aussi, excusez du peu, De La Soul, les Jungle Brothers, Queen Latifah et notre Lucien Révolution national – voire Common ou Mos Def, selon certains évangiles apocryphes.
Un groupement à l’influence encore vivace, qui distilla à travers les albums de ses membres une sorte de doctrine informelle, que l’on pourrait justement résumer par les préceptes de la Zulu Nation : « Peace, Love, Unity & Having Fun ». Car Q-Tip et consorts ne sont pas Chuck D : on pointe du doigt, certes, on questionne, critique, mais sans jamais taper du poing sur la table avec colère – prendre du bon temps est justement l’un des piliers de cette communauté.
L’acceuil du public et des médias ne tarde pas à classer l’album dans la catégorie « Instant Classic », au grand dam du magazine Rolling Stone, qui lui avait attribué la médiocre note de 2 étoiles. Pourtant si l’on se penche sur la production du disque, les samples utilisés par Tribe, force est de constater qu’ils frôlent le sans faute dans leur réinterpretation. Il n’y a qu’à prendre le funky « Oh My God » basé sur « Who’s Gonna Take Weight » de Kool & the Gang, « Why Can’t People Be Colors Too? » des Whatnauts, et « Absolutions » de Lee Morgan. Cette sensibilité jazzy pavera la voie pour nombre de producteurs, des Roots à Pharell Williams ou un certain Kanye West, tous se réclament de l’héritage de la Tribu.
La sortie de Midnight Marauders, et l’essor des Native Tongues en 1993 pouvait laisser présager d’une influence durable du rap jazzy et de ses valeurs sur le hip-hop – mais étonnamment, les choses ont pris un autre cours. Quand ATCQ se sépare à la fin des années 90, les Native Tongues entiers prennent du plomb dans l’aile. Les Jungle Brothers déclineront commercialement avant de se séparer en 2008, Queen Latifah se lancera dans ciné et Lucien finira en prison pour une affaire d’homicide involontaire. Quand à De La Soul, ils mènent toujours une carrière somme toute exemplaire, faite d’heureuses collaborations (notamment avec Gorillaz) mais doivent aussi leur longévité commerciale à une fanbase solide et fidèle. Aucun groupe ne viendra réellement prendre la relève des Native Tongues et de ses valeurs humanistes – la tâche n’était pas aisée, certes. Le mariage du jazz et du rap a encore de belles années devant lui ; suffit d’écouter To Pimp a Butterfly ou ces géniales reprises de « The World is Yours » ou de « Electric Relaxation » par ces petits malins de BadBadNotGood pour s’en convaincre. Pourtant, jamais peut-être après Midnight Marauders, l’alliance des deux n’aura été faite avec autant de superbe, malgré une scène jazz-rap vivace jusqu’ à la fin des 90’s (Blackalicious, Digable Planets, etc).
Pas de quoi se lamenter pour autant : à l’heure où l’on écrit ces lignes, on salive déjà à l’idée d’entendre le nouvel album d’ATCQ, auquel la mort de Phife Dawg en mars dernier nous avait interdit de croire. Doté d’un titre assez ironique (We Got It From Here, Thank You 4 Your Service), il pourrait bien voir ATCQ remonter sur un trône finalement laissé vacant.