Sale temps pour les rois. À peine se remettait-on de la mort de Ben E. King, l’homme notamment derrière le tube « Stand by Me », que l’on apprenait celle d’un autre King, B.B. de son surnom, décédé le 14 mai 2015 à Las Vegas. Avec la disparition de ce grand bluesman, reconnu à la fois par ses pairs et par les instances « académiques », c’est une certaine idée du rock’n’roll qui disparaît et donc, par ricochet, du rap.
Toute musique, on le sait, marche aux influences. Celles de B.B., c’était le gospel, forme d’expression incontournable dans le très pieux sud des Etats-Unis, le blues traditionnel, le jazz, et les envolées d’un Django Reinhardt – autant d’inspirations que King ne cessa de revendiquer tout au long de sa carrière. Ce que celui-ci n’imaginait pas forcément, c’est que la musique qu’il pratiquait lui, irriguée par tous ces courants musicaux divers, allait rayonner loin, très loin hors des frontières du Mississipi et des Etats-Unis entiers. Car de l’autre côté de l’Atlantique, dans l’Angleterre des années 60, une bande de doux dingues aux cheveux mal peignés et aux idées longues se repassait en boucle les CDs du sieur King et de Muddy Waters, entre autres. C’est d’ailleurs une chanson de ce dernier qui inspira à ce groupement à la langue (rouge) pas encore bien pendue leur nom de scène : The Rolling Stones. Le reste appartient à l’histoire : les Stones rentrent au patrimoine de la pop culture mondial pour leur musique profondément novatrice et révoltée, laquelle aura intelligemment retenue les litanies blues de l’ami B.B. et son mélange des genres. Pas bégueules, les Stones feront même amende honorable en conviant divers musiciens Afro-Américains historiques (King, mais aussi James Brown, Chuck Berry ou Muddy Waters, donc) à monter sur scène lors de leurs différentes tournées nord-américaines dans les années 60 et encore longtemps après. Des Stones en qui on ressent un amour et un respect profond pour ce pan entier de la culture musicale Afro-Américaine et qui, presque malgré eux, auront contribué à faire connaître leurs idoles au-delà des cercles parfois très fermées des puristes et des connaisseurs. Car lorsqu’elle embrasse et reprennent à leur compte les mélodies endiablées, poisseuses et parfois très bayou des Rolling Stones des années 60, la « youth in revolt » revendique aussi celles de B.B. King – même si elle ne le sait pas forcément. Un tel coup de chapeau tiré à King sera d’ailleurs réitéré au cours des décennies suivantes, par U2 notamment, conférant toujours un peu plus à King sa légitimité incontestable de figure tutélaire musicale.
« Le rock est mort. » Voilà en substance le message que chacun se passe dans les années 80. Envahi et remplacé dans le cœur de beaucoup par des musiques plus consensuelles comme le disco et la dance, le rock tel qu’on le concevait dans les années 60 est mort. Désormais, les Stones jouent de la musique de stade – une déconfiture qui aboutira en 2002, lorsque Mick Jagger commettra le geste le moins rock’n’roll qui soit : accepter d’être anobli par la reine Elizabeth II elle-même. Mais la musique, comme tout le reste, fonctionne de façon cyclique : à l’instar de leurs confrères britanniques 20 ans auparavant, une poignée de jeunes rêvant de faire tout péter et de dépoussiérer une forme musicale qui s’est embourgeoisée utilise les moyens d’expression et techniques de son époque pour faire entendre sa voix. Comme le rock avant lui, ce courant musical, qui porte rapidement le nom de rap, s’inspire des différentes musiques qui constituent ce melting pot musical, cette forme d’expression unique à la croisée des chemins : le rock donc, mais aussi le spoken word, l’afrobeat et, in fine, la majorité des genres qui sont les inspirations premières du rock lui-même, à savoir le jazz et le blues. La liste n’est pas exhaustive. Et au sein d’une industrie hip-hop qui ne cesse de s’entredéchirer à coup de diss par morceaux interposés, la disparition d’un géant comme B.B. King aura finalement servi d’élément catalyseur et réunificateur pour une grande majorité des artistes de cette culture et au-delà encore. Busta Rhymes, Chuck D, Lenny Kravitz, Snoop Dogg, Big Boig, Puff Daddy, Spike Lee, etc. : tous y seront allés de leur hommage au King, pour ce qui ressembla de près à des funérailles nationales. Un hommage rien de moins qu’approprié pour celui qui fut au XXème siècle l’un des architectes les plus importants de l’histoire de la musique américaine, donc mondiale. Un homme mythique à la carrière qui ne le fut pas moins. Rest in power, Riley. The thrill is gone, définitivement.
Dès ses balbutiements, la culture hip-hop se sera donc réappropriée le répertoire faramineux de B.B. King. Des artistes issus de tous bords ont puisé et puiseront à l’avenir dans ses trésors musicaux. Le rap n’est évidemment pas en reste et doit beaucoup au Blues Boy. Zoom sur les samples les plus réussis de l’empereur du blues.
« ALL OVER AGAIN » (1961)
« All Over Again », c’est la quintessence du blues de B.B. King, un morceau que t’as envie d’écouter sur un juke box au PMU du coin après une dure journée de labeur. En 2010, Killah Priest tape dans le mille en choisissant de sampler cet extrait du 45 tours The Things You Put Me Through / All Over Again sorti en 1961. Près de 50 ans ont beau séparer les deux chansons, le message reste inchangé. Et si l’emprunt est court, il suffit à appuyer le message de Killah Priest qui n’aurait pas mieux verbalisé cet état d’esprit si particulier décrit par B.B. King, sur le track « Give Up Livin » avec Purpose et Estee Nack : « I’ve got a good mind to give up living », comprendre « j’ai bien envie d’abandonner la vie ». Pour info, dans « All Over Again », B.B. King raconte aussi qu’il aimerait aller faire du shopping pour s’acheter une pierre tombale et être prononcé mort. Ambiance.
« CHAINS AND THINGS » (1970)
Pour les besoins de la mixtape The Return of the Body Snatchers: This Is 50 Cent, Vol. 1 (2008), 50 cent et Tony Yayo s’emparent du mythique « Chains And Things » de B.B. King pour donner des airs de marche conquérante au morceau « The Mechanic ». Le résultat ne fonctionne pas trop mal. Mais le vrai coup de cœur parmi les samples de « Chains And Things » reste Kendrick Lamar, qui réalise une performance autrement plus élégante en featuring avec MC Eiht, sur le morceau « m.A.A.d city ». Extrait de son excellent deuxième opus good Kid, m.A.A.d city, le résultat est tout en finesse.
Avant K Dot et l’ami Curtis, en 1991, Ice Cube avait déjà utilisé ce même morceau. On écoutant les deux morceaux, on se dit qu’il est d’ailleurs probable que Kendrick ait samplé directement l’acteur de l’excellent xXx 2: The Next Level plutôt que de repartir à la source. O’Shea Jackson, qui n’était pas encore le héros de comédies familiales sympathiques qu’il est aujourd’hui devenu, était alors très énervé. En témoigne l’album Death Certificate, connu pour héberger la berceuse « No Vaseline » dans laquelle Cube taille un costard sur mesure à ses anciens compères de NWA et leur manager, Jerry Heller. À l’époque, il n’imaginait faire des millions de dollars avec un biopic sur son groupe. Sur ce même disque, O’Shea paye aussi son tribut à B.B. avec « A Bird In The Hand », dont le sample de « Chains And Things » est assez reconnaissable.
« SWEET THING » (1958)
2011, l’année est prospère pour Action Bronson, qui sort son premier album studio, Dr. Lecter. S’il apparaît en muselière sur la pochette de cet opus, Bronsonlino a de la gueule… et des cojones. Il en fallait pour poser sur « Sweet Thing » extrait de B.B. King Walls, sorti en 1958. Mission brillamment accomplie avec « Buddy Guy ». Comme les fourneaux ne sont jamais bien loin pour cet ancien chef cuisinier, en témoignent les métaphores gastronomiques qui pleuvent dans ses textes, Action distille en bonus quelques conseils culinaires : « Barbecue the venison, pair it with a great stout. » Il paraît que le chevreuil est très bon cuit au barbecue, et que Bronsonlino aime le déguster avec une bonne bière. Bon à savoir.
« Ain’t Nobody Home » (1972)
En 1990, Big Daddy Kane livrait sur son album Taste of Chocolate le virulent « Who Am I« , parabole glaçante sur l’esclavage. « They said I’m not from Asia I’m from Africa / And all the blacks there now are just scavengers / That’s the way my mind was poisoned / To believe that in America blacks are inferior. » La colère de Kane ne pouvait pas trouver meilleur écrin que le « Ain’t Nobody Home » de King, autour de laquelle il interpole ici.
« Hold On (I Feel Our Love Is Changing) » (1975)
Quand l’un des membres de ce qui est sans doute le plus grand groupe de rap de l’histoire reprend l’un de ses plus brillants inspirateurs, cela donne forcément quelque chose de haute volée. Sur le morceau « Gotta Hold On » (extrait de l’album More Fish), reprise quasiment tel quelle du titre presque éponyme de B.B., ce storyteller fou qu’est Ghostface Killah casse encore une fois la baraque. Dans le genre reprise/hommage à King, a-t-on déjà fait mieux ?
Mais pour un paquet de rappeurs, l’héritage de B.B. King ne se résume pas seulement à une poignée de morceaux incorporés à leurs titres comme autant d’hommages. En fait, la carrure-même d’un artiste comme King dépasse le simple cadre musical et incarne, personnifie un terreau de valeurs. La résilience, la foi en l’avenir, la volonté de réussir, la capacité d’être en paix avec son passé et celui de son pays (aussi tumultueux soit-il), voilà des thèmes sur lesquels King n’aura cessé de broder tout au long de sa carrière et qui parle à bien des acteurs du rap jeu actuel. Logique, donc, que nombre d’entre eux s’en réclament tout autant qu’ils se réclament de James Brown ou de Tupac. L’un deux aura même eu la chance d’enregistrer en studio avec le Blues Boy : Big K.R.I.T., le temps du track « Praying Man », sur l’album Live From The Underground. Krizzle revenait en 2012 sur le site XXL sur le pourquoi et le comment de cette collaboration.
Après avoir terminé le titre en question, il aurait purement et simplement dit à ses compagnons de studio : « Yo, et si on mettait B.B. King sur la track ? » L’idée semble appropriée – le morceau aborde le thème de l’esclavage selon différents points de vue et les deux hommes, tous deux natifs du Mississipi, ont des choses à se dire – mais, comme dit K.R.I.T., « on ne croit jamais vraiment que ce genre de trucs peut arriver ». Et pourtant, Krizzle continue de s’accrocher à l’idée. Il poursuit : « C’est un titre très puissant. Et je crois qu’être capable de lier ensemble deux générations et d’avoir quelqu’un qui ait eu autant d’impact sur la musique pour faire partie de cette chanson pourrait, Dieu merci, attirer plus d’attention sur ce titre. » Krizzle affiche également ses intentions pour le ton à adopter dans la track : « J’essayais de fusionner le blues, le hip-hop, et faire quelque chose de très conceptuel, cinématique et doté d’un message dans la même chanson. » Encore une fois, se recoupe ici l’idée d’un hip-hop innervé par un siècle de musique black. Et pour ce qui est de parler de King, on laissera le mot de la fin au rappeur : « Il était super cool. Il m’a parlé de la vie en tournée et de l’idée de rester soi-même, de croire en soi, et de faire de la musique qui vient du cœur. De comment c’était de travailler avec tous ses amis, comme Eric Clapton et John Mayer. C’était dingue. »