D’ici la fin de l’année, la Batalla de Los Gallos devrait (enfin) débarquer en France. Depuis plus d’une décennie, cet énorme battle d’improvisation organisé par Red Bull attire, à chaque nouvel événement, des dizaines de milliers de fanatiques en Espagne et en Amérique latine – 23 000 spectateurs au Pérou pour la finale internationale 2016. Nous sommes allés sur place, à Barcelone, pour réaliser l’ampleur du phénomène et comprendre le challenge que représente son adaptation française. Attention, c’était dingue.
Barcelone, mai 2017. Sous la clameur du public, le favori s’avance dans l’arène. Le challenger le suit de près, avec beaucoup plus de réserve. Ils sont 10 000, rassemblés en bord de Méditerranée, à avoir sué pendant des heures en plein cagnard pour avoir la chance de soutenir les « coqs » du jour – « gallos » en espagnol. L’animateur, un sosie hispanophone de D.R.A.M., rappelle les règles du combat : deux rounds, des « tirades » d’une minute avec mots imposés pour débuter, puis deux minutes de ping-pong rapologique où les compétiteurs s’envoient baffes sur baffes.
« QUE le meilleur gagne »
Coin toss. Pile. Le favori débute. Sûr de sa force et conscient que ce ne sont « que » les huitièmes de finale, il débite pendant 60 secondes un flow incisif sur un beat à la Large Professor hurlé par les imposantes enceintes qui entourent la scène. Les mots imposés – proposés via des objets sortis au hasard d’un freestyle bag – sont imbriqués dans les rimes avec aisance. Sa tirade est bien ficelée, sans être la plus transcendante de l’après-midi. Le public est réactif à ses punchlines ; son nom est rapidement scandé. Le challenger s’empare alors du micro et, sur le même beat, se mue en l’espace de quelques secondes en boucher ibérique. Son improvisation est époustouflante, son flow est agressif et la foule est prise de court. Les codes traditionnels du battle sont transcendés : ses « weak lines » sont des « strong lines », et ses « strong lines » sont des obus. Badaboum. Sa tirade se termine sous les cris de milliers de jeunes Catalans sous le choc.
Deuxième round. Sentant le vent tourner, le favori réajuste sa casquette et hausse le ton. Mais le challenger le pousse dans ses derniers retranchements et lui rend coup pour coup. Le public ne sait plus où donner de la tête. Au moment où l’host gueule « tiempo ! » pour annoncer la fin du battle, les spectateurs, incroyablement impliqués dans le déroulement de cette lucha libre verbale, croisent à l’unisson les bras au-dessus de la tête. « Replica ! Replica ! Replica ! » La dose était trop bonne, et la foule en demande encore un peu. Les trois jugent exaucent son souhait : égalité. Deux minutes de joute supplémentaires entre deux emcees survoltés qui confirment finalement la tendance : le challenger avait bouffé du lion au petit déjeuner, et personne ne l’avait vu venir. Il est déclaré vainqueur, exulte, et se nourrit de l’amour d’une foule qui célèbre son nouveau champion. Le favori acquiesce, enlace son ultime adversaire de la journée et semble accepter qu’aujourd’hui, il est tombé sur plus fort que lui. Il restera dans un coin de la scène jusqu’à la fin de l’évènement, près de trois heures plus tard.
Le « challenger », lui, roulera sur la compétition et repartira avec le trophée, plus de six heures après son entrée en lice et presque autant de battles. En finale, il battra en prolongation un mec aux allures de champion de League of Legends, avec un t-shirt aux couleurs du drapeau LGBT. Oui oui. Si l’on ne devait garder en tête qu’une seule chose de la Batalla de Los Gallos, ce serait sûrement celle-ci : le rap n’appartient à personne, et appartient à tout le monde en même temps. La rime ne ment pas. Seul le talent compte.
Et du talent, il y en avait beaucoup, beaucoup à Barcelone ce 13 mai 2017. Mais il n’y avait pas que cela. Il y avait de l’engouement, de la tolérance, de la passion. Beaucoup de respect, aussi. Quand on sait que l’événement doit prochainement s’exporter en France, on en frétille d’avance. La claque prise en Catalogne – pas un 6-1 mais pas loin –, nous excite autant qu’elle nous fait réfléchir. La France et l’Espagne, deux nations et deux cultures si proches, mais pourtant si éloignées. Le rap francophone est-il prêt à s’ambiancer sur les rimes d’un mec qui ne correspond en rien à ses codes ? Est-il prêt à accepter une compétition qui ne s’inscrit pas forcément dans son image ? Est-il prêt à ne pas être angoissé par un battle entre un militant LGBT et un élève-avocat ? On ne peut que l’espérer. Dans la Batalla de Los Gallos, le public a un rôle central à plusieurs titres. C’est indirectement lui qui influence le choix des juges en fonction de ses réactions, c’est complètement lui qui crée l’atmosphère de feu de l’événement, et c’est surtout lui qui donne la force à chacun des « gallos » de se lancer dans l’arène. Jamais il ne juge les participants, jamais il ne fait de différences de traitement, jamais il ne répond pas aux demandes d’encouragement. Qu’importe la couverture du bouquin, seuls ses mots et la manière dont ils sont assemblés comptent.
Quelle formule pour la France ?
Et non, on ne confond pas musique et compétition. Oui, le battle est une discipline à part que certains apprécient même en dehors de son médium – le rap. C’est à dire qu’ils sont friands de battles sans être forcément friands de rap. La place prise par les Rap Contenders dans l’Hexagone – et les participants des Rap Contenders – en est le meilleur exemple. Ce qu’ont accompli Dony S et ses acolytes en à peine sept ans d’existence est remarquable. Mais dans l’esthétique, les codes et l’audience, l’événement qui a révélé la quasi intégralité des membres de L’Entourage reste très en phase avec cette culture rap cloisonnée dans laquelle les non-initiés ne trouvent pas leur place. La Batalla de Los Gallos a forcément quelque chose qui nous rappelle les Rap Contenders, dans son côté duel où tous les coups (ou presque) sont permis – même si les RC se rapprochent de plus en plus du stand-up, alors que la Batalla fait vraiment la part belle au « kickage ». Mais l’événement nous évoque également d’End Of The Weak, cette compétition qui repose elle aussi énormément sur l’improvisation, au succès beaucoup plus relatif. Petite illustration en chiffres : en onze ans d’existence, la chaîne YouTube d’EOW France cumule près de quatre millions de vues, contre près de 100 millions de vues pour les Rap Contenders en sept ans et… 200 millions en trois ans pour la Batalla de Los Gallos – l’événement en lui-même a plus de dix ans d’histoire, comme mentionné plus haut. Oui, le bassin de population hispanophone n’est pas le même, mais quand même.
Le constat est facile à tirer : le format des Rap Contenders plait aux nombreux adeptes de rap français – la francophonie étant le deux ou troisième marché rap au monde –, adeptes qui se nourrissent de la violence inhérente au rap francophone qu’on retrouve dans les battles des RC. Les performances du End of The Weak, bien moins sanglantes mais plus techniques, peuvent leur sembler fades. La Batalla de Los Gallos, qui cristallise le meilleur de ces deux formats, a réussi à devenir un événement planétaire qui s’inscrit au delà du spectre du rap. Le challenge que représente l’exportation française de l’événement est justement là : réussir à franciser une compétition d’improvisation, en prenant en considération les différences d’appréciation de la culture rap des mondes francophones et hispanophones, tout en la rendant perméable bien au-delà du public rap. Un challenge de taille mais ô combien excitant : dans un pays qui se targue d’avoir le coq pour symbole et dont la fierté déborde, la Batalla de los Gallos peut proposer un spectacle de haut vol. Cocorico.