Quand il sort son dernier opus Magna Carta Holy Grail en 2013, on ne sait plus trop ce qu’est Jay-Z. Autant rappeur que figure majeure du divertissement, un deal passé avec Samsung lui permet d’atteindre la certification platine avant même que l’album ne soit disponible dans les étalages. La performance de six heures du titre « Picasso Baby » dans une galerie d’art new-yorkaise renforce ce côté bigger than hip-hop qui fait de lui une figure hors norme de l’entertainment américain. Avant d’en arriver là, la route a pourtant été longue pour ce sparring partner de Biggie Smalls. Cette carrière à la trajectoire exponentielle ne fera pas oublier ses premiers albums, classiques indiscutables et intemporels du rap.
Consacrer le premier épisode de cette rubrique Best of the Bests à Jay-Z a rapidement fait figure d’évidence. Rarement un personnage issu de la scène rap n’aura autant séduit et percé au point qu’il représente pour des générations successives un symbole aussi différent. Non pas qu’il soit le seul rappeur devenu mastodonte du divertissement américain. Mais il porte en lui cette ambivalence qui fait qu’il est difficile pour un public jeune de comprendre qu’il ait été un des plus grands rappeurs de son temps. De l’autre côté, les amateurs de la première heure se retrouvent parfois désabusés par la stratégie conquérante de Jay-Z, ses incartades dans les domaines du sport, du streaming en ligne ou son goût prononcé pour l’ostentatoire. Dépassant ces considérations, il est donc temps de rappeler cinq vérités absolues sur Jay-Z, cinq faits inévitables qui ont fait le personnage qu’on connaît aujourd’hui. Et qui justifient l’amour que l’on portera toujours pour ce héraut, quels que soient ses actes présents ou futurs.
On n’y échappe pas. Qui suit le rap US sait qu’il existe depuis de très nombreuses années ce débat de fond, objectif et truculent, qui consiste à élire les cinq meilleurs rappeurs – qu’ils soient encore de ce monde ou pas. Eminem trichait et en donnait une belle brochette de neuf : « It goes Reggie, Jay-Z, 2Pac and Biggie/ Andre from OutKast, Jada, Kurupt, Nas and then me ». Et bien oui, tu peux indiquer à ton petit frère qui s’indigne que Jul n’apparaisse pas que si l’on ramenait cette liste à cinq protagonistes, Jay-Z y figurerait encore. Comment lui expliquer, à lui pour qui Jay-Z est au mieux le meilleur pote d’Obama, au pire un illuminati de Wall Street ? Tout d’abord, en lui retirant des mains cette copie de Magna Carta Holy Grail qu’il avance vers toi pour te faire plaisir. Explique-lui que cet album n’a été déclaré classique que jusqu’à ce que tout le monde l’ait oublié deux semaines plus tard. Tu peux ensuite décortiquer avec lui ses raps les plus impressionnants comme « Dead Presidents II » ou « D’Evils« . Ou alors lui faire écouter « Big Pimpin’ », comme tout le monde.
Si son actualité récente s’oriente plus vers les affaires et que pour toute une génération, ses plus grands morceaux sont « Empire State of Mind » ou « Niggas In Paris« , les faits d’armes de Jay Z resteront gravés dans le marbre. Hova est ce petit mec qui a débarqué en 1996 avec un premier album Reasonable Doubt. Un premier essai devenu depuis une référence absolue. Il y raconte la vie d’un mec des blocks, malin et rusé, qui tire son épingle du jeu, avec une lucidité époustouflante. Cet homme, baignant dans la culture gangster, qui clame « I never prayed to God / I prayed to Gotti » et explique en même temps « Niggas acting like I told you sell crack / No, Hov did that so hopefully you won’t have to go through that » a marqué dès ses débuts. Des textes riches, fins et détaillés, une interprétation qui claque : l’ombre de Biggie n’est pas loin. Cette affiliation proclamée avec le king of New York aura d’ailleurs valu à Jay-Z quelques querelles de cour de récréation avec Nas. Les débuts de Jay forment malgré tout un sans-faute, de Reasonable Doubt à The Blueprint, autre classique absolu qui consacrera à la production un homme de l’ombre nommé Kanye West. En évoluant, Jay-Z est devenu un gros pouvoyeur de tubes pour le grand public, comme « Girs Girls Girls » ou « Izzo (H.O.V.A) ». Reste qu’encore aujourd’hui, peu sont capables de décrire la rue comme le faisait Jay-Z à la fin des années 90.
Jazzy, Jayhova, Hova et ses dérivés – le sobre Hov ou Young H.O.-, Jigga… Sans oublier les deux typographies approuvées par le comité de relecture officiel, successivement Jay-Z et Jay Z. Si la renommée se mesurait au nombre de aka, on en connait un qui aurait sa statue au Panthéon. Débutant, le jeune Brooklynite se surnommait Jazzy, avant qu’il n’opte pour Jay-Z en hommage à son mentor Jaz-O, devenu par la suite le Big Jaz que l’on retrouve sur « Nigga What, Nigga Who (Originator 99) ». Vous suivez ? Si vous avez toujours un peu de mal, que votre mémoire vous joue des tours ou que votre orthophoniste s’en arrache les cheveux, il y a plus simple. Jay-Z a quand même créé un de ses plus gros tubes de stade en épelant simplement un de ses pseudos. « H to the izz-O, V to the izz-A ». Plus classe qu’ « Allumer Le Feu », dans le même registre.
En dehors de son don pour l’écriture, qui le conduira à ghostwriter pour Dr Dre en dépit des querelles Est-Ouest, un grand talent de Jay-Z est d’avoir toujours su bien s’entourer. B.I.G., DJ Premier, Puff Daddy, Kanye West, Just Blaze… rares sont les grands noms du rap à ne pas s’être affichés auprès d’Hova. Fort de son carnet d’adresse bien rempli, Jay-Z a fait fructifier le label Roc-A-Fella créé pour sortir un opus Reasonable Doubt refoulé par les majors. L’histoire du label est devenue légende. Et les noms qui vont suivre vont provoquer quelques frissons chez ceux qui ont suivi la période complexe du rap des années 2000. Beanie Sigel, Freeway, Cam’Ron et ses Diplomats, Kanye West et ses boucles soul à la sauce chipmunk… Tant d’artilleurs infaillibles qui ont fait la renommée d’un label qui finira par être racheté par Def Jam. Rapidement intéressé par élargir son assise financière, Jay-Z verra le label comme un tremplin pour sa richesse personnelle. Avant le déclin que l’on connaît, le patron aura eu l’occasion de lancer Roc Nation, mastodonte du management d’artistes. C’est bien simple, avec cette structure Jay-Z gère plus d’artistes que tu n’en écoutes. Big Sean, Casey Veggies, DJ Mustard, J. Cole, Meek Mill, jusqu’au nouveau Jean-Claude Van Damme du game, aka DJ Khaled… et on ne parle que du rap. Jay-Z reste le roi des transferts dans cette industrie. Tu peux cesser tes entraînements sur Football Manager et apprendre du maître.
Parler de TiDAL dans une rétrospective consacrée à Jay-Z fait forcément un peu mal au cœur. Le passage est pourtant inévitable : l’OPA de Jay-Z sur la plateforme nordique reste un évènement marquant de sa carrière récente. Et si certains vendraient bien la peau de l’ours avant de l’avoir tué, la situation n’est pas si évidente. Même s’il ne s’est attiré que des moqueries suite à son embargo sur la plateforme scandinave, Jay-Z tient bon. Il nous regarde certainement du haut de son gratte-ciel, sourire en coin et cigare à la main. L’entreprise connait quelques soubresauts, comme l’arrivée de l’album de Kanye qui lui aurait permis de doubler son nombre d’abonnés. Après un an d’existance, il faut bien se rendre à l’évidence et constater que les chiffres ne sont pas si mauvais. Malin, Jigga a même rameuté une foule d’artistes influents histoire de partager le gâteau – et le risque qui va avec. Rarement le dernier quand il s’agit de faire preuve d’opportunisme, T.I. s’est rajouté récemment à la longue liste des artistes actionnaires du projet, témoignant de la bonne santé prévisible du service de streaming. De son côté, Jay-Z a fait retirer la majeure partie de ses titres des autres plateformes – y compris Youtube. L’entendra-t-on bientôt rapper « I got 99 Problems but Apple Music ain’t one » ?