Après deux albums remarqués en major, Live From The Underground et Cadillactica, Big K.R.I.T. a mis fin en 2016 à sa collaboration avec le géant Def Jam. Mais n’ayez aucune inquiétude. Comme pour Joey Bada$$ avec All-AmeriKKKan Bada$$ en début d’année 2017, l’indépendance n’a parfois que des effets bénéfiques et n’a en rien sapé sa popularité ni sa créativité. Preuve en est avec le stellaire 4eva Is A Mighty Long Time.
« 4eva » (pour « forever » vous l’aurez deviné) est un terme qui revient fréquemment dans les titres des mixtapes renommées de Big K.R.I.T. (Return of 4Eva et 4eva N A Day). Qu’il soit repris pour ce projet indépendant marque en quelque sorte un retour aux sources, à cette quête d’éternité. K.R.I.T. est plus que jamais déterminé et habité par cette volonté forte de laisser une trace indélébile dans la musique au point de mettre les bouchées doubles… en présentant un double-album. Un concept « deux salles, deux ambiances », avec un premier disque rap sudiste qui porte son nom de scène, et le second son vrai nom, Justin Scott, plus personnel, avec des sonorités soul et jazz.
Le premier CD se concentre sur Big K.R.I.T., cet artiste venu du fin fond du sud des Etats-Unis pour exploser à la face du monde avec son accent de campagnard. Comme pour ses précédents albums et mixtapes, sa musique synthétise d’une belle manière différents styles classiques du rap du Dirty South, du son lancé par la Dungeon Family au rap texan de Houston et ses country rap tunes, en passant par du Juvenile, du David Banner, son mentor, jusqu’à la trunk music et la trap inévitablement. Un exemple parfait est certainement « Ride Wit Me« , à mi-chemin entre les UGK – qui sont en featuring puisqu’en plus de Bun B on a droit à un sample de « Knockin Doorz Down » du défunt Pimp C – et les Outkast (ce qui se vérifie avec la présence des Organized Noize à la co-production). On pense aussi à « Get Up 2 Come Down » avec Sleepy Brown (pourvoyeur de refrains so smooth et tiers des Organized Noize, puisqu’on en parle) et le controversé Cee-Lo au rap. Ça fait d’ailleurs un bien terrible de l’entendre rapper comme à la (bonne) vielle époque des Goodie Mob – du moins, si l’on arrive à faire abstraction de certains propos et agissements graves survenus lors des dernières années.
Big K.R.I.T. montre sur cette face ce qu’il sait faire de mieux en matière de rap, en reprenant des thèmes assez classiques à un haut niveau. Il accélère son flow pour tenir les mesures de T.I. sur le titre de son cru « Big Bank », tient le volant fièrement aux côtés de légendes comme Bun B qui pose des conditions exigeantes pour l’épreuve du permis (« Say R.I.P. to Pimp C he was the King of the South / If you hate on this shut your motherfuckin’ mouth« ) et pour la quatrième fois, il active le mode « bass boost » des caissons de basse avec « Subeinstein ». Une instru en deux parties, la première très typée sudiste des années 2000 pour faire tourner les jantes chromées de 24 pouces et une seconde plus suave. « Smooth » comme « 1999 » et son groove r&b 90s parfaitement assumé, mis en forme par ce cher Mannie Fresh et accompagné de Lloyd pour le hook qui cligne de l’oeil à Juvy et son classique « Back That Azz Up » en chantant « back that ass up like it’s ninety ninety-nine ». Pour rester dans la nostalgie, le rappeur rappelle chanteuses et chanteurs qui ont émerveillé sa jeunesse avec un single tout à fait fantastique « Aux Cord », et DJ Khalil aux commandes.
K.R.I.T. a gagné en maturité, cela se ressent dans son écriture et dans sa façon de poser. C’est d’ailleurs avec une certaine hauteur et autorité qu’il impose « Confetti » d’entrée de jeu, avec cet instrumental très sérieux inspirant crainte et respect, dans la lignée du mémorable « Mt Olympus« . L’heure n’est pas à la fête, on sent derrière cette approche qu’il ne vit que pour le travail, la musique et rien d’autre. Logique de la part d’un rappeur qui s’est fait tout seul. Aujourd’hui plus indépendant que jamais, puisqu’il a pris des risques en créant son label (Multi Alumni) et en laissant la main à des producteurs de renom. À ce sujet, on peut ajouter à la liste des beatmakers WLPWR, que l’on connaissait mieux sous le nom de Willpower, collaborateur de longue date de… Yelawolf (il était derrière la mixtape culte Trunk Muzik). Justin a semble-t-il mal vécu la rançon de la gloire et c’est justement avec le titre « Get Away » qu’il conclut cette première partie, témoignant de ce besoin de s’éloigner du star system, de la pression de l’industrie du disque. Pour fuir un succès qui ne lui apportait rien sur le plan humain.
Et c’est là qu’on transite sur le second disque qui démarre par un morceau à son nom, « Justin Scott », titre quasiment instrumental réalisé par ce maestro de DJ Khalil. Cette partie se veut plus musicale, avec plus de blues (« Drinking Sessions »), de soul et de jazz (« The Light » avec Bilal et Robert Glasper). Mais aussi plus spirituelle (« Higher Calling » avec l’immense Jill Scott) et introspective. « Mixes Messages » fait état des contradictions de K.R.I.T., de ses obsessions qui se confrontent à la raison, du décalage entre ce qu’il dit et ce qu’il fait. La double répétition du (long) refrain souligne à quel point ces thèmes le travaillent. Justin revient également sur ce que ça lui a coûté d’avoir été mis sous les feux des projecteurs pendant plus de deux années (« Price of Fame »), d’avoir dû s’éloigner de sa contrée sudiste pour d’autres latitudes et longitudes (« Miss Georgia Fornia »). À l’ombre fait place la lumière avec « The Light » notamment mais surtout ce « Keep The Devil Off » qui met une patate d’enfer avec la force du gospel et des guitares rock. On parlait plus haut de cette quête de l’éternité (« 4eva »), de cette envie de briller plutôt que d’être entouré de ce qui brille. Pour son enterrement, Justin Scott se voit comme dans le splendide « Bury Me In Gold », testament qui met le point final à 4eva Is A Mighty Long Time.
Alors qu’il était aux commandes de la quasi intégralité de ses précédents opus (à quelques exceptions près), K.R.I.T. produit seul un cinquième des instrumentaux. Parmi elles, « Big Bank » et « Get Away » où l’on reconnaît sa patte caractéristique avec des samples pitchés très seventies, de même que sa touche bluesy sur « Drinking Sessions ». Pour éviter le statu quo par rapport à ses anciens projets, il a eu la bonne idée de faire appel à des légendes sudistes de la production, sans parler de DJ Khalil ou du maître du jazz contemporain Robert Glasper. Toutes ces personnalités ont su parfaitement prolonger le style développé par notre rappeur/producteur durant toute ses années, en n’oubliant pas les éléments inhérents à sa musique comme les guitares électriques ou les effets « wah-wah ».
Derrière le micro, Big K.R.I.T. a revu sa façon de poser, d’interpréter, pour faire les choses un peu différemment sans perdre son public. Seule constante : ses refrains qui nous emmènent avec lui. Le rappeur aborde des sujets plus personnels mais il n’est pas seul, bien au contraire, étant très bien entouré niveau featurings. On suit sur ce projet son processus de développement personnel et spirituel, ce qui crée un rapport de proximité avec l’artiste – comme le fait avec succès J. Cole. L’individu met son égo en sourdine et dévoile un pan de son humanité, de ce qui lui traverse l’esprit quand il voit le reflet de sa vie et de sa personne.
4eva Is a Mighty Long Time n’est pas un banal double-album. C’est un grand album, bien structuré, où chaque morceau à sa raison d’être et devient une brique inusable et essentielle de l’édifice musical. Big K.R.I.T. parvient à éviter les longueurs liées à l’exercice de la double galette – pour un temps de lecture tout de même considérable, surtout dans le contexte du rap de 2017 – en variant les plaisirs et en découpant nettement les deux parties du projet. Ce n’est pas une simple évolution qui s’est opérée, mais une élévation. Il peut désormais prétendre au trône du South. C’est écrit dans son nom en lettres capitales : King Remembered in Time.