L’atmosphère est lourde par les temps qui courent, parfois suffocante, à plus d’un titre. Les températures sont hautes, l’actualité est grave, à l’heure où les américains se retrouvent devant un choix présidentiel plus que limité. Avec Blank Face LP, ScHoolboy Q a décidé d’opter pour une neutralité étonnante. Avançant visage masqué, réfugié derrière une théâtralisation millimétrée, l’ex-dealer de Long Beach fourgue toujours sa dose habituelle avec ce petit quelque chose de neuf. Ou comment, en 2016, le gangsta rap peut encore accoucher d’une oeuvre excitante et pertinente.
Si la Californie avait été une salle de classe à ciel ouvert, il y a fort à parier que le crew TDE eut été parmi les plus turbulents. Imaginez d’abord au premier rang Kendrick Lamar, l’élève attentif qui voit plus loin que les autres, celui qui tire ses collègues Black Hippies et le rap tout entier vers le haut. Puis vers le radiateur, vient Jay Rock, le thug pur jus originaire de Watts qui démarre ses couplets sans vaseline. À ses côtés Ab-Soul, le poète emo-street de Carson caché derrière des sunglasses à la Eazy-E. Et, enfin, rêvassant par la fenêtre, l’Homme au bob, la personnalité qui nous intéresse particulièrement : ScHoolboy Q, le bandit au grand coeur carburant au lean.
Quincy Haley, de son vrai nom, vient de sortir Blank Face LP, son second album chez Interscope. Cette sortie n’a pas été une mince affaire pour son auteur qui a connu une tournée mondiale usante et a failli tout plaquer pour se focaliser sur ses responsabilités paternelles. Mais l’appel du studio a été plus fort pour celui qui puise de nouvelles idées dans son passé de dealer. Avouons-le sans fard, telles de vulgaires groupies nous étions très demandeurs après l’énorme Oxymoron. Au point de presser la touche play de Blank Face LP avec les mains moites d’un junkie en manque en se demandant fébrilement : que va donc nous fourguer ce bon vieux garçon d’école ?
Première taffe de haute voltige avec le brûlot soulful « TorcH ». Pas le temps de tergiverser. Pression atmosphérique élevée, ambiance nocive, lyrics de mort de faim, la voix devenue familière d’Anderson .Paak, le feu se rallume violemment. C’est qu’il en gardait sous le pied le bougre, et il a le pied plutôt lourd quand le feu passe au rouge. On comprend très vite que Blank Face LP bâtit sa cohésion en premier lieu grâce à une forme de scénarisation propre au gangsta rap : « Groovy Tony » le ‘no-face killer’ (une référence claire à Pretty Toney akaa Ghostface Killah), « By Any Means », « Tookie Know pt II » et récemment « John Muir ». Seul « That Part » – pour le moment – se démarque de cette série pour faire office de ‘vrai’ single, sans faire entorse au climat de ce quatrième album. Pas loin de piquer la vedette quand il fait irruption avec son « OKAY OKAY OKAY OKAY OKAY », Kanye West génère son lot de commentaires avec un couplet ubuesque, un refrain alternatif et un petit freestyle certainement soufflé par l’un de ses ghostwriters pour la route… du pur Kanye version 2016. OKAY, OKAY.
« Me no conversate with the fake, that part »
Mais concentrons à nouveau nous sur le brasier. Le rappeur au masque blanc sans visage propose concrètement un album très pesant et sombre, renvoyant Darth Vader au rang de dépressif anonyme. À ce propos, notez la présence de Lance Skiiwalker, le comparse qui avance masqué comme Spark Master Tape, sur la seconde partie du quasi gospel « Kno Ya Wrong », messe co-produite par notre Alchemist chéri. Comme libéré par ce concept de personnage masqué, ScHoolboy enchaîne les tueries. Mention spéciale pour « Str8 Ballin' » et le dangereux « Ride Out » voyant un Vince Staples tout-terrain dompter un beat mastodonte, ainsi que pour la ride nocturne « Dope Dealer » (produite par la paire Metro Boomin/Southside) avec E-40 qu’on aurait bien vu réaliser la B.O de Breaking Bad. Sans parler de la noirceur goudronneuse du couplet de Jadakiss sur « Groovy Tony ». Si il arrive qu’un morceau suave et laid-back comme « Neva Change » avec la douce SZA, calme les esprits avec ses synthés chill californiens, autant s’accorder sur le fait que niveau lourdeur, Blank Face LP ressemble à un Zangief ayant fait valser le régime Dukan.
Les autres garants de la solidité implacable de cet LP sont simplement les membres de l’équipage TDE, à commencer par les producteurs maison (Tae Beast, Willie B, Sounwave) qui lèguent des beats mêlant bitume brûlant et métal froid comme pour 90059 de Jay Rock. Discret physiquement mais pas moins omniprésent spirituellement, niché derrière certains backs vocaux, Kendrick Lamar a eu une influence significative sur certaines orientations stylistiques de cet opus. To Pimp a Butterfly a laissé des traces, comme ces empreintes de nusoul sur « Kno Ya Wrong » et les sonorités glitch sur le quasi spoken word « Black Thoughts », ou bien la teinte jazzy de « Blank Face » qui vient boucler la boucle de ScHoolboy Q, évoquant ses difficultés pour voir sa fille grandir. Quant à Swizz Beatz sur « Lord Have Mercy », personne ne sait comment il a fini sur cet interlude dissimulé, qui néanmoins trouve sa place sur cet album, un peu comme ce mec en classe débarquant en cours d’année. Un peu de tolérance fait toujours du bien par les temps qui courent.
« The devil ain’t all blue »
Comme on le devine à la diversité des invités cités plus haut, ScHoolboy Q réalise avec Blank Face LP un album de gangsta-rap sans étiquette, sans parti, ni couleur. « The devil ain’t all blue », clame-t-il dans « Groovy Tony ». L’album n’est ni Eastcoast ni vraiment Westcoast encore moins South, ni bleu Democrips ni rouge Rebloodicain. Il se situe au beau milieu de tout ça. Du gangsta-rap centriste en somme. Limpide et malin. Ce n’est pas étonnant de la part de quelqu’un qui a pour modèle un certain 50 Cent. 50 et ses G Unit ont régné et capitalisé de manière hégémonique dans les années 2000 en démocratisant le genre de la côte Est à l’Ouest en passant par le Sud. Et dans les deux cas, l’ombre de Dr Dre plane toujours quelque part derrière, comme lorsque ScHoolboy recrute parmi les révélations de Compton, à savoir Anderson .Paak qu’on ne présente plus, le producteur Dem Jointz (brillant avec « Eddie Kane ») ou la chanteuse Candice Pillai qui apporte la touche féminine au banger funky « WHateva U Want ». Curieuse coïncidence que Tyler, The Creator ait créé un beat funky très similaire à ce potentiel single en puissance pour « Big Body »… Mais comme il y a les légendes Tha Dogg Pound dessus (en fait plus Daz que Kurupt), on oublie toute retenue.
Il nous arrive parfois de penser que ScHoolboy Q fasse de la redite ou ait perdu de son inspiration, par exemple son flow sur le second couplet de « By Any Means » qui rappelle trop « Fuck LA », ou « Overtime », imposé par le label, qui tente de produire un « Studio » (bis) avec Miguel et Justin Skye. Mais on peut compter sur son talent de storyteller, ses changements d’intonations qui surviennent aux bons moments, et l’énergie qu’il déploie à tour de couplets pour enflammer les oreilles. Ici nous est servi du ScHoolboy pur jus. Pas de recherche du tube à tout prix, pas de tentative de vulgariser pour que l’auditeur comprenne mieux. En clair, avec suffisamment d’humanité et de noirceur assumée, Blank Face LP est une version alternative et sans filtre qui double Oxymoron par la droite. Les profs de l’option théâtre de Long Beach peuvent sans doute être fiers.