On vous l’a déjà dit et répété : cette année 2015 nous rend fous. Les sorties s’enchainent à un rythme vertigineux et pas un artiste ne semble vouloir louper l’occasion de sortir un projet cette année. Malgré la mort annoncée de l’album en tant qu’objet, force est de constater que papy fait de la résistance et reste la pierre angulaire de la réussite musicale, pour encore un temps au moins. En pleine période de mutation, qu’est ce qui définit un album de rap en 2015 ?
Dans un épisode de la nouvelle série Mr. Robot de Sam Esmail, l’un des personnages vend son album de rap à la sauvette, au pied d’un immeuble d’un quartier d’affaires new-yorkais. La scène parait courante pour qui a passé un peu de temps dans Big Apple et côtoyé ce genre de rappeurs vendant leur produit à la criée. Sauf que le personnage en question ne vend pas son album contre de l’argent. Non, il le monnaye contre des likes Facebook ou des tweets favorables. Prémonition ? Ça a le mérite de poser au moins cette question : un album, ça sert encore à quelque chose en 2015 ?
Aujourd’hui plus que jamais, ce format commercial se fait sévèrement chahuter par deux tendances. D’une part, avec la démocratisation du streaming, le public écoute de moins en moins d’albums. La musique se consomme par titres et par singles plus que par projets entiers. Avec les millions de morceaux qui sont disponibles gratuitement ou presque, qui prend encore le temps de se poser pendant une heure sur un disque entier ? Les mélomanes certes, mais ils ne représentent pas forcément la majorité du public (comprenez des dollars). D’autre part, et c’est très spécifique au domaine du rap, la frontière entre mixtape et album en 2015 est des plus floues. Mis à part que la première est généralement gratuite, tandis que l’autre se monnaye.
C’est indéniable, la mixtape a bien évolué depuis sa naissance à la fin des années 70. En fouillant un peu, on se rend compte que les premières tapes étaient des enregistrements pirates de performances lives des pionniers Grandmaster Flash, Afrika Bambaataa ou Kool Herc. Si ces DJ laissaient généralement leurs fans s’échanger ces cassettes, bien différentes de leurs sessions en studio, la mixtape en elle-même n’a pas tardé à s’attirer les foudres des maisons de disques. C’est pourtant un vrai marché qui se crée en parallèle, jusqu’à faire de ces cassettes mixées l’objet d’un culte fétichiste. Des tapes de PF Cuttin, DJ Premier ou DJ Enuff aux US, à celles de Cut Killer, Poska ou les cultissimes Passe-Passe en France, la mixtape sur K7 s’impose comme un baromètre précis de l’underground.
Petit bond temporel une vingtaine d’années plus tard, au début des années 2000. Avec la démocratisation du support CD, les tapes se généralisent en compilations et sélections de titres. C’est l’âge d’or des mixtapes de DJ, qui compilent des extraits des derniers titres les plus efficaces en incorporant leurs gimmicks vocaux, parfois jusqu’à l’écœurement. Loin de voir là un potentiel incroyable de publicité offert à leurs artistes, les labels y voient des fuites incontrôlables sur lesquelles ils ne peuvent pas prélever le moindre centime. Comme il n’y a rien que l’industrie n’exècre plus que de perdre du pognon, la guerre est déclarée. Malheureusement pour elle, plusieurs années de développement des réseaux sociaux et de dématérialisation des contenus ont conduit à l’avènement de sites comme Livemixtapes ou Datpiff, qui proposent des milliers de projets gratuits. Le combat de l’industrie musicale est progressivement devenu obsolète.
Aujourd’hui, la frontière entre mixtape et album est des plus vagues. La plupart du temps, on ne sait plus très bien ce qui différencie ces deux entités, si ce n’est les insupportables DJ tags qui subsistent encore ici et là sur certains gros projets (DJ Drama, si tu nous lis). La plupart des mixtapes que l’on entend sont en fait des albums. A contrario, certains comme Drake ou Young Thug nous vendent un album qu’ils présenteront plus tard… comme une mixtape. Dès lors, difficile de différencier ces deux objets, si ce n’est pour leur rôle. Globalement, un schéma se dessine : un artiste inonde la toile d’EP et de mixtapes, ce qui lui permet d’obtenir des passages radio et de se produire sur scène. Jusqu’à ce qu’il sorte le projet « carte de visite » qui lui permette d’être signé en major. Il arrive que les plus doués (certainement les mieux encadrés) n’aient qu’un projet gratuit à sortir avant de passer à la case albums. Ce fut le cas d’A$AP Rocky par exemple, qui n’a eu besoin que d’un essai Live. Love. A$AP pour réaliser le strike, en l’occurrence un deal à trois millions de dollars avec Sony.
Pour ceux qui font le choix de rester indépendants, la transition peut-être plus difficile. Mac Miller, par exemple, a sorti un premier album, Blue Slide Park, pas fondamentalement mauvais mais qui n’a pas convaincu un public qui n’a pas compris pourquoi payer ce qu’il avait eu gratuitement jusqu’ici. Bref, personne ne sait trop quoi faire de ces mixtapes, à commencer par les majors, qui, en dehors de l’aspect signature de nouveaux talents, n’en ont toujours pas saisi l’essence. Ceci explique en partie leur actuel déclin et la mutation entreprise par les grosses maisons de disques, après une décennie de formatage musical en règle.
Pendant des années, les majors labels se sont demandé quoi faire des albums de rap. Il en a résulté une grille de validation des albums en forme de cases à cocher, pour reproduire à outrance une formule qui a marché. Bien sûr, on a pu entendre des exceptions, des nuances ou des variantes. Mais la plupart du temps chaque album devait contenir la chanson pour le hood, la chanson pour la radio, la chanson pour les clubs, la chanson sur les filles, la chanson dédicace aux mamans, la chanson avec le posse… La formule a été vue et revue jusqu’à l’épuisement. Comme le souligne le journaliste Tom Breihan de Stereogum, cela a très bien fonctionné pour quelques artistes comme Lil Wayne ou 50 Cent qui ont su adapter la recette à leur sauce et créer des classiques en suivant ce schéma. D’autres, comme Kanye West, ont débarqué avec une personnalité et une vision tellement fortes qu’ils ont pu convaincre les majors de laisser filer.
En revanche, un grand nombre d’artistes se sont pris ces contraintes qui ne leur correspondaient pas en pleine tronche et se sont retrouvés prisonniers d’un format incompatible avec leur identité musicale. Ce sont là les victimes d’une industrie qui n’a cherché qu’à créer des clones de Fifty, bodybuildés, bling-bling et invincibles. De nombreux artistes de cette époque ne s’en sont pas relevés. Les Saigon, Papoose, Fabolous et autres qui ont eu toutes les peines du monde à faire passer leur vision et n’ont pas voulu se fondre dans le moule imposé par l’industrie. Des carrières entières ont été détruites par des directeurs artistiques à la vision bien trop limitée, qui cherchaient à reproduire aveuglément les codes appliqués à d’autres styles musicaux. Sauf que l’on parle de rap, pas de pop formatée pour la radio.
Faire rentrer les rappeurs dans des cases bien identifiables, veiller à ce qu’il y ait un titre pour chaque catégorie de public sur les albums : la stratégie a marché un temps, jusqu’à saturation. Pendant ce temps, des petites entreprises indépendantes comme celle de Tech N9ne ne connaissent pas la crise et proposent une écriture différente de l’histoire. Des albums sans concession, créés par des artistes pour leur public, sans se soucier de l’éventuel potentiel mainstream du projet. Des Rhymesayers, Stones Throw, Brainfeeder et autres qui ont compris que la condition à la survie d’une industrie du rap durable passait par la création de longs formats en accord avec la vision de leurs artistes. Faisant ainsi d’une pierre deux coups en témoignant de leur respect à un public exigeant. Probablement sous l’influence de ces visions ambitieuses, et à cause de la montée de la distribution libre de mixtapes de qualité sur la toile, aujourd’hui Kendrick Lamar ou J. Cole peuvent sortir des albums concepts très personnels en major. Ces mêmes projets sur lesquels on ne trouve aucune trace de singles radio-friendly.
Qu’on ne s’y méprenne pas, quelques artistes font encore de très bons albums en suivant cette même recette : My Krazy Life de YG, Touchdown 2 Cause Hell de Boosie, Dreams Worth More Than Money de Meek Mill… Sans rien enlever à la qualité indéniable de ces essais, leur organisation est tellement typique que ces projets paraissent aujourd’hui presque anachroniques. Un peu comme s’ils étaient des reliques enterrées dans les années 2000, puis déterrées et remises au goût du jour.
Analyser les sorties récentes montre le chemin parcouru par les majors au cours des dernières années. Ayant enfin intégré que le rap est un genre aux multiples ramifications indissociable de la personnalité de ses interprètes, c’est avec soulagement qu’on les voit enfin lâcher les rênes sur de nombreux projets. En apparence du moins. En conséquence, les artistes ont pu atteindre un niveau d’indépendance et de créativité jusqu’ici jamais vu. Earl Sweatshirt propose une plongée claustro dans les abîmes de son esprit ? Qu’il en soit ainsi. Action Bronson se mute le temps d’un projet en crooner des 70s ? Fuck it, let’s do it. Et si on laissait Tyler, The Creator saboter volontairement le mix de son dernier album ? On pourrait continuer ainsi pour à peu près chaque sortie de cette année. Le projet concept hommage de Kendrick Lamar, la mixtape-album de chutes de studio de Drake, l’été d’enfer de Vince Staples, l’ascension codéinée de Future, les morceaux fleuves de Lupe Fiasco… Il semble qu’il n’y ait plus aucune limite à la créativité des rappeurs, et à la limite, plus c’est singulier, unique ou taré, mieux c’est. Un tournant majeur par rapport à la direction empruntée il y a encore quelques années. De l’ère du clone, on est passé à celle du weirdo, à l’image d’un certain Jeune Thug qui ne cesse de monopoliser l’attention. On assiste également à la disparition de plus en plus fréquente des refrains sur certains projets, héritage certain de ce qui se fait sur les mixtapes.
Alors qu’on l’annonce en voie d’extinction depuis plusieurs années, l’album se porte très bien, merci pour lui. En témoignent le nombre et le niveau des sorties de 2015. Même les artistes qu’on n’attendait pas forcément sur ce type d’exercice ont fini par s’y plier. Ce type de projet permet toujours au public d’être exposé sans ambages à la personnalité d’un artiste, d’atteindre un point de vue inégalé sur son panorama créatif. Gucci Mane, qui n’a jamais eu besoin de vendre d’albums pour vivre, inonde désormais l’iTunes Store de longs formats. Gunplay n’est plus celui dont on désespérait d’avoir un jour un effort studio entre les oreilles : il a fini par sortir une galette qui lui ressemble à 100%. Le timing est évident. À quel moment dans le passé Future aurait-il pu sortir DS2 sans qu’on ne l’oblige à y intégrer une production electro-club à deux balles ? Qui peut nier qu’il y a dix ans, on aurait certainement imposé à Sweatshirt une chanteuse R&B sur ses refrains ? De toute façon, si le deal qu’on leur propose n’est pas à la hauteur, les jeunes artistes ne prennent même plus la peine de signer, à la Joey Bada$$ qui a vendu 50000 copies de son B4DA$$ en première semaine en toute indépendance. Si les majors veulent rester dans le jeu, elles n’ont pas d’autre choix que de s’adapter. À l’extrême, l’atténuation trop importante du rôle des executive producers et directeurs artistiques peut également porter préjudice à certains artistes qui peinent à organiser un projet de A à Z – y’a-t-il encore quelqu’un à la barre du navire Eminem ?
Concernant la scène française, le phénomène enclenché il y a trois-quatre ans aux US commence enfin à s’amorcer, même si nous accusons comme toujours un temps de retard. Ce n’est probablement pas un hasard si parmi les sorties les plus réussies et/ou ambitieuses de l’année, de nombreux opus tels que 19H07 (JP Manova), Que La Famille (PNL), ou No Name (Joe Lucazz) ont été conçus en indépendant. Gageons que grâce à ce type de projets, les rouages se mettent progressivement en place chez nous aussi.
Ne nous plaignons pas de l’état actuel du rap en nous agenouillant sur l’autel d’un âge d’or bien souvent fantasmé. Nous vivons actuellement une époque unique qui permet aux artistes de délivrer leur vision en faisant un minimum de concessions. C’est du moins l’impression qui se dégage en observant d’un œil extérieur toutes les sorties incroyables du cru 2015. En découlent un nombre impressionnant de sous-genres, chaque rappeur ou presque offrant un prisme qui reflète une vision bien particulière et personnelle de cet art. C’est vrai, à ce rythme, cette année va bel et bien finir par nous rendre fous. Mais qui n’a pas envie de tendre l’autre joue pour en redemander ?