Quand on parle de Drake, plusieurs facettes du personnage viennent immédiatement à l’esprit, sans qu’on sache vraiment quel aspect prend le dessus. Artiste complet ayant popularisé la fusion rap/r’n’b, première popstar portée par le public rap… Les faits d’armes d’Aubrey Graham ne sont pas volés. Acteur avant d’être musicien, il n’a d’ailleurs jamais vraiment cessé de jouer la comédie, façonnant son image avec malice. On y assistait encore récemment avec « Hotline Bling » et son auto-caricature associée à une meme-ification instantanée. Un bon point à l’ère où musique et spectacle ne font qu’un grâce à la magie des réseaux sociaux.
On s’arrête généralement sur un aspect fondamental de sa carrière. Il aurait l’esprit d’un coach hors pair – rappelez-vous le clip de « Best I Ever Had », tout un symbole – ayant propulsé de nombreux espoirs. La prescription selon Docteur Graham se décline en trois remèdes, selon la tête du client : quelques rumeurs de signature sur le label OVO Sound, un remix du roi en personne, ou un modeste push sur Instagram (autant de preuves de co-sign pour les anglophones). Quand on voit les trajectoires exponentielles provoquées l’une ou l’autre de ces solutions, on se dit que les remèdes du Canadien relèvent de la dose de cheval. Aux yeux du public, la stratégie semble être du pain béni pour l’artiste concerné, assignant Drake au rôle d’honnête bienfaiteur.
Earl Sweatshirt a récemment mis les pieds dans le plat lors du partage d’un son de Kodak Black par le rappeur canadien. Loin de se réjouir de la nouvelle, il affirmait même que le comportement de Drake se rapprochait parfois dangereusement de celui d’un vautour. Théorie complotiste ou vérité qui dérange ? Peu à peu, l’idée a fait son chemin. Des éléments se sont rajoutés dans la balance. Finalement, Sweatshirt n’a fait qu’affirmer haut et fort un bruit souterrain de plus en plus présent.
On considère souvent l’influence de Drake par le nombre de carrières qu’il aurait propulsé. À y regarder de plus près, la réalité est plus trouble. Comme un rapace, sa stratégie consiste à effectuer des vols circulaires autour d’un tube underground ou d’un succès local incontestable. Il fond alors sur sa proie et s’en empare juste avant que le titre ne devienne un hit national, voire international. La technique, rusée et maîtrisée à la perfection, est savante : le timing est tellement parfait qu’il est difficile de savoir dans quelle mesure Drake est responsable de cette percée.
Cette stratégie, sous sa variante nocturne, en rappelle d’autres, comme celle du vampire des contes. On pense même à l’histoire de la comtesse Elizabeth Bathory, persuadée de retrouver jeunesse et beauté en prenant des bains de sang de jeunes vierges – va-t-on trop loin ? On pose la question à mille euros : Drake aurait-il réussi à résoudre l’équation sur laquelle tant de rappeurs se creusent les méninges ? Aurait-il trouvé la solution pour faire de vieux os dans une scène rap ultra-concurrentielle ? Il injecte pour cela toutes les nouvelles tendances marquantes dans sa musique, donnant ainsi l’impression d’être toujours au cœur de l’action. Comme un comte Dracula, il se nourrit de l’énergie vitale des jeunes rappeurs influents pour s’assurer une jeunesse éternelle. Un trait de caractère devant lequel les artistes ne sont pas dupes.
Manager des Migos, Pierre « Pee » Thomas n’émet pas l’ombre d’un doute dans un entretien pour Fader. « C’était un cadeau et une malédiction. Parfois je rêve vraiment qu’il n’ait jamais sauté [sur « Versace »] – ça allait exploser même sans lui ». Intervention se transformant même en fardeau lorsque le boss de Quality Control découvre qu’il ne pourra vendre le titre sur Itunes sans passer par OVO. Merci du cadeau. D’un autre côté, Drake ne fait pas du bénévolat. On s’en doutait. En s’associant ainsi très tôt au phénomène à trois têtes d’Atlanta, le rappeur de Cash Money s’est auto-octroyé une certaine caution « j’étais là avant tout le monde ». Caution qui lui permettra par la suite de pomper sans vergogne le fameux « Migos flow », notamment sur sa mixtape If You’re Reading This It’s Too Late, tout en restant au dessus de toute critique vis-à-vis de ça.
On peut cependant reconnaître qu’avec « Versace » ou « Tuesday », Drake a propulsé des singles locaux à un niveau planétaire. Pour quelques observateurs aguerris, c’est à partir de son histoire éphémère avec Fetty Wap que l’histoire s’est faite un peu plus complexe.
En Mai 2015, Drake envoie au distrayant Fetty une version remixée de son single « My Way ». Single qui, pour le coup, n’avait nullement besoin d’un coup de pouce et provoquait déjà d’affreuses reprises dans les cabines de douche du monde entier. Si l’affaire pourrait paraître anodine, la connaissance du passif de Drake rend les choses moins claires. Le canadien n’a jamais posé sur un morceau par pure charité, mais bien pour s’afficher et pour s’associer dans l’inconscient collectif à toutes les tendances qui marquent le public. A ce titre, l’explication de sa méthode de travail dans une autre cover story de Fader est plutôt surprenante.
Pour résumer, le goût de Drake pour les remix de hits en puissance lui viendrait de l’éducation prodiguée par sa mère. Enfant, le petit Aubrey ramenait ses rédactions à la maison, comme tout le monde. Suite à quoi sa génitrice lui suggérait toujours de nombreuses corrections – même pour les essais qui valaient déjà une note excellente. Selon lui, sa démarche musicale serait finalement la même. Quand il entend un titre, il ne peut pas s’empêcher de penser à comment il l’aurait posé. Plutôt que de fredonner sa propre interprétation sur le chemin du travail, il estime donc logique de prendre le micro pour apporter ses « corrections ». Ça va l’égo ?
Le souci, c’est que cette démarche maternelle commence à tourner au narcissisme. Si ce n’était déjà le cas. Comme le rapporte le site Vulture, sur le remix du titre de Ramriddlz, le chanteur n’apparaît même pas sur son propre morceau, laissant Drake s’accaparer toute la place. Puis est intervenue l’affaire « Cha Cha ». Cette fois-ci, la copie ne devait pas être du tout au goût du professeur Drizzy. Le natif de Toronto a pris sa gomme pour effacer l’essentiel du morceau et réécrire par-dessus son interprétation personnelle. La démarche est plus grossière qu’à l’époque de « Versace », Drake ne s’embarrasse plus de politesses. A quoi bon, puisque sa réputation de bienfaiteur ne serait plus à faire ?
Cette manière de s’associer à toutes les tendances qui marchent fort prend une autre tournure quand on étudie les signatures d’OVO. Cadeau ultime ou coup de grâce fatal ? Demandez à ILoveMakonnen. Pour son dernier EP, l’étonnant rappeur-chanteur signé chez la chouette a bénéficié d’une promo cantonnée au strict minimum. Pas de featuring qui pèse, une vague participation de Mustard au rayon des producteurs stars. La raison la plus probable étant que lui et Drake ne se sont jamais aimés, une situation qui dure depuis longtemps. Si on était mauvaises langues, on pourrait même affirmer que la stratégie de signatures de Drake s’apparente à l’instinct canin le plus basique : marquer son territoire. En approchant des artistes qui empiètent sur son créneau, Drizzy ne chercherait-il pas à neutraliser dans l’œuf ses potentiels concurrents ? « Garde tes amis près de toi, et tes ennemis plus près encore », apprenait-on dans Le Parrain. Rusé, mais pas très fair play.
Au rayon des autres artistes signés, les faits ne rassurent pas. Outre Roy Woods et OB O’Brien – « qui ça » diront les esprits taquins -, la carrière du génial PartyNextDoor semble être au point mort. A la lumière des agissements intéressés de son parrain, doit-on vraiment s’étonner que son meilleur titre solo de 2015 apparaisse… sur l’album de Drake ? De leur côté, les Majid Jordan et leur pop douce et catchy ont tout pour exploser les charts. Mais leur succès en « solo » est encore relativement faible par rapport à leur potentiel. Poussés par le label dans une direction indé/alternatif, leur single le plus vendu reste celui en featuring avec leur boss. Leur album prévu pour février devrait nous confirmer cette couleur. Finalement, Bryson Tiller a peut-être bien senti le coup en ne se précipitant pas à apposer sa signature sur un contrat estampillé OVO. Quand on considère que leur succès pourrait empiéter sur ses plates-bandes, l’avidité de Drake pour la carrière de ces chanteurs prometteurs est plutôt préoccupante.
Il ne s’agit pas de rentrer pour autant dans un jeu de haine aveugle vis-à-vis du Canadien. Sa démarche est somme toute logique. Challenger hors compétition, il a créé beaucoup d’attente autour de son prochain album, dont personne ne sait à quoi il ressemblera. Il ne fait que peu de doute qu’il vise le classique absolu, même si cela signifie piquer à d’autres les recettes qui marchent le mieux. Le sommet du Billboard lui a par ailleurs échappé à de nombreuses reprises. L’ironie de l’histoire étant qu’il aurait pu enfin y parvenir avec Hotling Bling, si son partenariat lucratif avec Apple Music ne lui avait pas couté un nombre massif d’écoutes non comptabilisées. Reste que Drake est un mec déterminé gonflé à l’égo, et il n’aura certainement pas de repos avant d’avoir atteint l’adoubement ultime auprès de la culture populaire au sens large.
A son honneur, il a jusqu’ici refusé de s’y consacrer à plein temps, restant fondamentalement rappeur dans l’âme. Il n’a jamais franchi le grand pas en restant très attaché à un certain amour de cette musique. Il est ainsi devenu la popstar préférée des fans de rap, et le rappeur préféré du grand public. Il reste également un baromètre bien plus efficace qu’un hashtag pour suivre les tendances de fond de la scène rap. Mais si le prochain co-sign de Drake vous surprend, prenez cinq minutes pour y réfléchir. Vous y découvrirez peut-être la stratégie tout en finesse d’un coach qui travaille avant tout pour lui. C’était pourtant évident : le rapace chasse toujours en solitaire.