La semaine dernière, il fallait habiter dans une grotte pour ne pas être saturé par les relais nombreux du BET Cypher où Eminem administre une correction verbale à Donald Trump. Au point de se demander pourquoi le rappeur (ex) peroxydé revenait tant en odeur de sainteté médiatique. Décryptage d’un emballement qui a le mérite de soulever des questions.
L’année 2017 finit plutôt bien pour Eminem. Annonçant son grand retour avec un album prévu début 2018, le rappeur multi platine se voyait offrir une tribune de choix la semaine dernière en participant aux très attendus BET Cyphers. Engoncé dans la sobriété de son uniforme sweat-jean-casquette noirs, Slim Shady se promène dans un parking. En arrière plan, des rappeurs noirs, dont Conway, Westsidegunn, Boogie ou encore Benny the Butcher – la nouvelle garde de son label Shady Records, en some. Face à Eminem, la caméra de BET capte en plan large le déroulé théâtral d’un texte qu’on devine habilement pensé pour l’occasion. Habité, déterminé, le rappeur de Detroit alterne formules bien senties et punchlines dont il a le secret, dans une démonstration a capella très (trop?) maîtrisée prenant pour cible le 45ème président des Etats Unis, Donald Trump. Du sur mesure pour les rédactions du monde entier, qui s’empareront immédiatement de la séquence avec autant d’avidité que Le Monde ou Libération découvrant trop tard le « cloud rap de PNL« . Un emballement médiatique qui a le mérite de soulever quelques questions.
En premier lieu, on peut s’étonner de l’étonnante facilité qu’ont soudainement les rédactions mainstream à oublier l’odeur de souffre entourant Eminem qui, bien que s’étant assagi cette dernière décennie, traîne toujours derrière lui de sacrées casseroles. Plutôt cloué au pilori médiatique dans le passé à cause de certaines vannes homophobes ou sexistes et ses textes fictionnels dans lesquelles il assassine ex-petites amies ou sa génitrice, Eminem incarne la figure du rappeur controversé. Pas vraiment un modèle de rébellion antisystème donc ; Marshall Matters est même carrément l’une des meilleures gagneuses de l’industrie. Et dans ce grand concours de tapinage artistique, il est quand même un peu étonnant donc de le voir changer si subitement de costume, un peu comme si Bertrand Cantat devenait d’un coup le Ché Guevara préféré des Inrockuptibles – oh, wait. À ceci près, qu’ Eminem est toujours resté dans le domaine de la fiction, lui. N’empêche que si les médias ne reculent jamais à traire les mamelles juteuses de leurs vaches à lait habituelles, quitte à présenter un produit un peu rance, on peut tout de même, en bons auditeurs de rap et fans d’Eminem qu’ont est, y regarder de plus près et se demander ce que pamphlet a réellement d’exceptionnel.
Un ours qui danse ?
Car Eminem est loin d’etre le seul rappeur à s’en être pris à la menace orange de la maison Blanche. Nas ou encore YG, pour ne citer que son désormais culte « FDT », l’ont fait avec un bien meilleur timing, dès lors que Donald Trump lançait sa nauséabonde campagne électorale. On peut se demander d’ailleurs pourquoi Slim Shady ne s’est pas manifesté un poil plus tôt, à moins d’être finalement embarrassé par le fait de partager avec Donald Trump un certain public, à savoir le middle class whitetrash qu’il risquait de se mettre à dos. Ceci dit, on n’accusera pas Em de tenter un volteface mercantile, sentant venir le vent révolutionnaire. Parce que si la révolution était bankable commercialement, ça se saurait. Quoique. Et si une poignée de ses fans affichant des opinions pro-Trump ne savent plus sur quel pied danser la bourrée texane, on leur suggérera l’écoute prolongée de notre sélection des 10 pires rappeurs de l’Amérique Trump pour se remettre du camouflet infligé par leur ex-white rapper favori. Eminem ne risque, finalement, pas grand chose, auréolé qu’il est de son succès planétaire, en s’en prenant à Donald Trump. Après tout, la droite et ses dérivés sont presque partout et toujours, au pouvoir. Et le rap ne s’est jamais mieux porté qu’avec un adversaire clairement identifiable.
« Un homme qui crie n’est pas un ours qui danse », affirmait l’écrivain Aimé Césaire dans un texte repris récemment dans le livre Frères Migrants de Patrick Chamoiseau. Si l’on peut donc se réjouir de voir un cypher finir en sujet numéro 1 des salles conférences de rédaction mondiales, faut il que le monde médiatique soit tellement en quête de sens pour s’extasier d’un couplet somme toute moyen et plutôt banal, et surtout pas à la hauteur de la longue carrière d’Em ? Que ça soit sa mère, Mariah Carey, Britney Spears, son ex ou Donald Trump, Eminem fait ici ce qu’il sait faire de mieux : s’attaquer à une personne, une idée, avec la pugnacité d’un requin tigre en manque de chair fraîche. Pas franchement révolutionnaire et plutôt dans le genre « ouvrez moi un maximum de portes que je les enfonce ».
Si la plupart des journalistes et éditorialistes se contentent de relayer cette séquence de colère froide, en laissant quelque part Eminem faire leur boulot à leur place, certains vont même plus loin. Ressuscitant, à leur manière, la figure fantasmée du rappeur rebelle. Mais comme le tweetait Vince Staples, relançant à juste titre un débat vieux comme le monde : Eminem serait-il plus écouté parce qu’il est blanc ? Oui, assurément. Son cypher était-il important, mais quand même moyen ? Oui, assurément. Et a-t-on le droit de le penser ? Oui, assurément. Et c’est cette opinion que Vince Staples a défendu en prenant le temps de débattre avec toutes les personnes s’offusquant contre ses dires avec une série de tweets pas piquée des hannetons. Contre la brigade de défense de Slim Shady, les race trolls, et même un rockeur désœuvré.
Look man just admit that some of y’all champion him because he looks like you it’s okay everybody does it Idk why y’all try to hide it lol
— Vince Staples (@vincestaples) October 14, 2017
L’emballement médiatique autour du cypher d’Eminem ne résulte pas de la « qualité » et/ou de la subversion du cypher en lui-même. Il est lié à certains privilèges dont bénéficient Eminem en tant qu’homme, blanc, qui rappe et que respecte quasiment tous ses pairs. Cet ensemble de privilèges donnent à Eminem un mégaphone beaucoup plus puissant que celui de rappeurs noirs ayant balancé des couplet anti-Trump au cours des douze derniers mois. Aucun problème avec ça : s’il a plus d’influence que d’autres pour des raisons qui le dépassent, ce n’est pas de sa faute – est-ce seulement une faute ? –, et c’est tout à fait louable de sa part de l’utiliser ainsi. Mais l’exaltation médiatique (et populaire) autour de son couplet ne résulte que de cela, et pas du couplet en lui-même. Ça serait bien que tout le monde ait l’honnêteté intellectuelle de l’admettre.
L’ignominie mérite elle encore plus de pub ?
Eminem ne mérite pas de médaille, il fait tout juste son boulot, en retard, un peu comme ton facteur en somme. Pas de quoi lui filer la décoration de l’artiste le plus engagé de la décennie, mais tout au plus lui filer une tape dans le dos en lui disant : « Un peu tard, mais bien essayé mec. » Car si l’ont est loin de trouver l’initiative contre productive, on peut néanmoins se demander si Eminem ne fait, in fine, que servir le plan promo d’un personnage cynique ayant bâti son élection sur l’omniprésence médiatique. En 2017, le rap continue d’être toujours cette formidable machine à résilience et dans un contexte d’affaiblissement de la parole politique, nombreux sont les éditorialistes qui attendent encore que ses leaders d’opinion affichent un positionnement qu’eux mêmes ont bien souvent du mal à tenir. Cette crise de sens aurait imposé un ensemble de tabous que de prodigieux artistes entreprendraient de soulever ? Cette envie de radicalité répond elle au désir de changement social grandissant ? Un peu naïf d’imaginer cela, mais sans doute que ce n’est qu’en présence d’alternatives crédibles au présent que ce désir de changement est susceptible de se tourner vers l’avenir.
Sur Reddit, dans un topic nommé « Huge Eminem Fan and a Trump Supporter », le débat fait rage. Le monde des fans que Slim Shady cible dans son cypher s’écroule. Le commentaire d’un certain ZombieEevee, qui explique avoir voté pour Trump « uniquement par tradition familiale », donne un autre enseignement sur cette histoire – ou nous confirme un point. « Les membres de ma famille supportent Trump parce qu’il est Républicain, même s’ils pensent qu’il est idiot. Et en fait, avec ce débat, je finis par réaliser que je m’en contrefous complètement de la politique. Et je n’écoute pas Eminem pour qu’il me parle de politique, les infos sont là pour ça. J’écoute Eminem pour des beats prenants et des couplets de dingue, et ça devrait être la même chose pour tout être humain normal. La politique, c’est très bien, mais ça ne devrait pas prendre le pas sur la carrière d’un artiste. » Oui, beaucoup de fans d’Eminem n’écoutent traditionnellement pas de rap : ils n’écoutent qu’Eminem. Et certains viennent donc de découvrir qu’à la base, le rap était subversif.
Finalement, le rap n’a jamais cessé d’être ce formidable canal de contre information et de dénonciation que Chuck D, leader de Public Enemy, fantasmait en parlant de « Black CNN ». Et c’est tant mieux : les ours n’ont pas fini de danser.