« 20 millions other white rappers emerge / But no matter how many fish in the sea / It’d be so empty without me », scandait déjà Eminem en 2002. Il semblerait que la planète entière l’ait pris au mot. Quelques millions d’albums vendus plus tard, Eminem est l’artiste le plus streamé au monde, au point d’en devenir une trop imposante figure de proue. Quel maléfice empêche depuis tous les nouveaux rappeurs blancs de percer sans être comparés de près ou de loin à Marshall Matters ? Analyse d’un envoutement médiatique.
Yelawolf, Action Bronson, Vald, Machine Gun Kelly, Logic. Autant de blancs à qui l’on a un jour ou l’autre collé un masque « next Slim Shady » en pleine poire. On a déjà tout dit sur l’histoire d’Eminem, de sa cassette démo qui impressionna Dr Dre jusqu’aux épuisantes références à Elvis. On sait que parce son background transpirait la rage et la frustration, et surtout parce qu’il a su transcender ses origines pour les rendre universelles, l’ex-kid de Detroit s’est taillé une voie royale. Jusqu’à devenir l’ultime référence adossée à tout rappeur blanc. 20 ans après le cataclysme provoqué par The Marshall Matters LP, il serait peut-être enfin temps d’en finir avec cette malédiction.
MAGIE BLANCHE
Eminem a bien entendu mis tout le monde d’accord grâce à sa technique irréprochable, son génie de la punchline et la musicalité de son flow. Cela n’aurait il pas suffit pour lui faire atteindre des sommets ? Les médias se sont empressés d’inventer, revendiquer et ancrer dans les esprits ce concept de « rappeur blanc parmi les noirs ». Or, si Eminem n’est pas le premier MC blanc à avoir été adoubé par ses pairs noirs (coucou MC Serch, Everlast & les Beastie Boys) il est sans doute le premier à ne même pas avoir douté que sa couleur de peau ferait la différence.« Y’all act like you never seen a white person before » balance-t-il ironiquement à l’entame de « The Real Slim Shady ». Sans doute pour se dédouaner de cet épineux statut de rappeur blanc superstar. Jamais dupe, il critiquera ce décalage dans les couplets de « White America », jusqu’à s’offrir un véritable jeu de massacre de l’establishment pop, de Britney Spears à Christina Aguilera en passant par Marky Mark, ou Jennifer Lopez. “I’m anti-Backstreet and Ricky Martin / With instincts to kill N’Sync, don’t get me started”, clame-t-il dans la ballade « Marshall Mathers », histoire de faire l’unanimité contre lui dans la sphère MTV… et de gagner des points de capital sympathie. Street cred UP.
À l’ère du storytelling et de l’infotainment, c’est aussi sa jeunesse difficile qui a séduit les mass media, prédominés par des blancs et majoritairement consommés par des blancs. Eminem, malgré la complexité de son personnage, ressemble au boy next door et rend le hip hop plus largement accessible. L’identification culturelle pour les nuls. Merci les majors. White cred UP.
Envouté, le rap alors change de visage. Difficile d’admettre qu’un petit blond blanc puisse se porter garant de cette culture? Pourtant, la formule magique a fonctionné avec Eminem. Et les maisons de disque l’ont très bien compris, se frottant les mains en se demandant : « Et si on l’appliquait et l’appliquait et l’appliquait encore ? »
La malédiction
Inévitablement, plus les blancs écoutent du rap, plus ils vont en faire. Eminem a ouvert alors la porte à une flopée de rappeurs blancs qui ne sont plus obligés de passer cette étape de crédibilité. Mais on leur impose désormais leur chef de file, le Grand Pope symbolisant la perfection à atteindre. Ils semblent maintenant condamnés à prouver leur légitimité par son prisme. Les articles sensationnalistes pullulent. Partout dans le monde, on attribue à des nouveaux artistes l’étiquette de nouveaux Eminem : Asher Roth, G- Eazy, Macklemore, NF, Orelsan, Vald, Mac Miller, Professor Green… Il a même suffit à Justin Bieber de rapper une fois à la radio pour se voir attribuer ce qualificatif. Iggy Azalea ne fut pas exemptée, elle aussi appelée The Female Eminem. Une sorte de panthéon vaudou où les aspirants rappeurs blancs voient leurs personnalités se faire sacrifier sur l’autel du marketing de masse.
Plus qu’un artiste, Eminem est devenu un concept, un niveau à atteindre et un nom synonyme de place à détrôner. Grisée par cette grande messe médiatique, l’industrie musicale prêche ce fatum aux nouveaux rappeurs, comme s’il n’y avait qu’une seule place et qu’elle était déjà bien occupée. Une sorte de défi, le boss de fin du rap game pour tous les nouveaux rappeurs blancs. Et bien souvent, très peu de choses justifient la comparaison avec Slim Shady. On trouve en effet peu d’analyses poussées sur les performances musicales, la verve ou le vocabulaire travaillé. Cette comparaison qui aurait pu être flatteuse est devenu un raccourci facile. Le nom d’Eminem, labelisé, suffit à lui seul pour expliquer ce phénomène. C’est une image parlante et très utile : tout le monde connaît Eminem, le trouve cool ou le déteste.
« I am the worst thing since Elvis Presley,
to do Black Music so selfishly and use it to get myself wealthy »
Eminem – Without Me
Pour intéresser la cible, il faut toucher à ce qu’elle connaît. Mais cette comparaison faussement flatteuse et surtout commerciale est un piège. Parce qu’être blanc dans le rap aujourd’hui n’est plus une caractéristique fortement notable. Même si des gardiens du temple comme Lord Jamar continuent à penser que « le hip-hop est une maison bâtie par les noires où les blancs ne sont que les invités », il serait plus juste de parler d’héritage.
l’Exorcisme
Comment court-circuiter ce raccourci aux airs d’anathèmes ? L’exemple d’Asher Roth est parlant. Dans « As I em », il évoque son exaspération face à cette fâcheuse tendance à le comparer à Slim Shady (« And now the masses think that Asher wants to be a Marshall Mathers ») et il s’en sort en développant un style élégant et loin des frasques du leader de D12. Macklemore, en bon Bayrou du rap qu’il est, considère quand à lui lui sa couleur comme un privilège pour l’accession à la culture pop et mainstream. NF lui, tout en ne niant pas le talent d’Eminem, considère la comparaison comme très peu bénéfique. Il refuse de se voir qualifier de faux, d’imitation.
Coté rap français, on n’est pas épargnés non plus. Si certains comme Orelsan y voient une comparaison flatteuse mais peu pertinente, d’autres comme Vald n’hésitent pas à attaquer ceux qui le cantonnent à une simple imitation du rappeur US. Dans le clip de « Meilleur lendemain » son feat avec Alkpote, il va même jusqu’à balancer des saucisses à la gueule d’un ersatz du MC de Detroit. « Ils en ont besoin, c’est des journalistes et des mecs du marketing, ils ont besoin de faire des comparaisons à la con pour accrocher les gens », confiait Vald à Noisey. De la même façon, Nekfeu balaye d’emblée la question en rappant cette line frontale en ouverture de son album : « Bien sûr que c’est plus facile pour toi quand t’es blanc. » Ou encore Vîrus, qui déclare en se défaussant très clairement : « J’suis le blanc qui supporte le moins le rap de blanc. » Pendant que Maitre Gims, à qui on ne demandait pas vraiment son avis, se permettait sur Twitter une analyse toute personnelle.
Le miroir du showbiz: @sexiondasso=wutang @booba=JAYZ @maitrgims=EMINEM…
— Maitre Gims (@maitrgims) 20 Mars 2015
A l’heure ou l’Amérique blanche interroge enfin la notion de white privilege, il est sans l’heure important de rappeler que les rappeurs blancs ne sont pas non plus des victimes. Alors, les nouveaux rappeurs blancs sont il cantonnés à faire comme Eminem, ou moins bien ? Eminem a t’il jeté un sort à l’industrie du disque à la manière d’un Screamin Jay Hawkins peroxydé ? Et si l’on partait simplement du principe que ces rappeurs blancs, sont juste… blancs.
Car en attendant, en 2015, le seul prétendant crédible au titre de « Nouvel Eminem », par son style gothique, son flow et ses vidéos barrées, s’appelle Hopsin. Et il est noir. De quoi enfin exorciser enfin les damnations les plus tenaces.
Un énorme merci au talentueux Boyane, auteur de la sublime illustration qui accompagne cet article.